S’il est un outil de conception essentiel au service de l’architecte, c’est bien celui de la fiction. Pour déterminer quel sera l’espace dans lequel pourront se déployer au mieux les usages auxquels le projet est destiné, et comment il s’intégrera dans un lieu donné, l’architecte n’a d’autres moyens que d’imaginer le scénario qui s’y déroulera. C’est ce pouvoir d’offrir des images propres à susciter le désir d’un monde à venir qu’ont bien perçu certains politiques, et c’est pourquoi ils n’hésitent pas à se servir de leur architecte pour faire voter les budgets. Mais contrairement aux romanciers ou aux scénaristes qui, sans avoir de comptes à rendre, peuvent nous envoyer sur Mars, l’architecte affronte tôt ou tard l’épreuve du réel. Si la fiction qui a déterminé son projet est trop différente de la vie qui s’y déroule finalement, le décalage peut être cruel, quelles que soient la beauté du béton et la subtilité des détails. Mais cette liberté des écrivains range-t-elle pour autant leurs histoires au rayon des futilités ? Oui, si nous les lisons en prenant leurs fictions au pied de la lettre, comme des programmes qu’il faudrait appliquer. Non, si l’on veut bien croire que l’art poétique nous fait voir, au-delà de l’immédiateté des choses, ce que l’on ne sait pas voir seuls. Non, si l’on parvient à se saisir de la puissance de détournement de perspective qu’autorise la narration romanesque. Le passionnant roman d’Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, nous éclaire par exemple beaucoup sur les mécanismes des transformations métropolitaines à partir de données complètement fantaisistes (et assumées comme telles). Par quel subterfuge autre que la littérature pourrait-on parfois apprendre davantage dans un tel livre que dans un séminaire scientifique sur le Grand Paris ? Pour essayer de comprendre ce paradoxe, nous sommes allés interroger Aurélien Bellanger, Serge Lehman et Thomas Clerc, trois écrivains pour lesquels le territoire francilien est bien plus qu’un décor.
Emmanuel Caille
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