Portrait d’Aurélien Bellanger |
Dossier réalisé par Soline NIVET Le nouveau roman d’Aurélien Bellanger s’ouvre sur une carte de l’Île-de-France quand celle du tracé du Grand Paris Express nous est offerte en épilogue : rarement fiction littéraire n’aura accordé autant de place à l’architecture, l’urbanisme et l’aménagement de la région capitale. Nous avons donc donné rendez-vous à Aurélien Bellanger dans l’exposition permanente du Pavillon de l’arsenal consacrée à l’histoire de la métropole parisienne, où il nous a livré quelques-unes des clés de l’attention qu’il porte au paysage urbain contemporain. |
Géologie / paysage
« Le point de départ précis de ce livre ? L’achat d’un vélo et la redécouverte de l’Île-de-France ! Né en Essonne, j’ai toujours été à l’aise en grande banlieue parisienne. Là, le déclencheur était presque d’ordre physique : retrouver ces espaces que j’avais un peu perdus de vue. Je suis passionné de cartes, et de cartes géologiques en particulier, qui fournissent une sorte de récit des paysages. Celle de la France révèle ce qui est caché : un territoire en quatre blocs (si j’enlève les Alpes) avec ses deux bassins coloriés en jaune. Il est frappant de voir à quel point Paris rayonne dans un bassin géographique dont elle est quasiment la seule ville. Le côté Paris et le désert français se matérialise déjà dans ce jaune surabondant de la carte géologique ! Une phrase de Novalis que j’aime beaucoup définit la géologie comme “l’autobiographie de la terre” : une sorte de premier récit profondément non intentionnel et non humain. Avec ce livre, j’ai vraiment redécouvert l’Île-de-France en tant que paysage. L’échelle du vélo, c’est à peu près 100-200 kilomètres, on a vraiment le temps de voir des différences. C’est idiot, mais quand je découvre que dans ce que l’on appelle “la boutonnière de Bray” les maisons ne sont pas construites avec les mêmes pierres, cela me rend hyperheureux !
Infrastructures
J’ai vécu enfant à Mennecy, dans l’une des plus grosses zones pavillonnaires de la fin des années 1970. Lorsqu’on y a grandi, on met longtemps à réaliser l’étrangeté de ce type de lotissement à l’américaine dans le Nord Gâtinais ! Lorsque nous allions à Paris en voiture, j’étais très sensible au sublime de l’arrivée dans Paris sur l’A6, avec la grande église des Portugais de la Cité internationale. Il y avait ces grandes douves, avec une lumière orange très vive. C’était vraiment du sublime facile, du sublime pour banlieusards, pas très subtil. Mais quand l’A6 s’élargit à huit ou seize voies et qu’à gauche on voit toutes ces lignes à haute tension, c’est quand même quelque chose ! Je me souviens aussi de la descente de la nationale 118 à côté de Vélizy, ou du moment où l’autoroute du Nord tourne légèrement autour du Stade de France. Il y a des moments comme ça de pure beauté qui m’ont vraiment marqué, enfant. Et puis, dès qu’on arrivait dans Paris, le paysage baissait à nouveau pour devenir une sorte de décor de théâtre. Par la suite, j’ai réalisé que ce décor de théâtre est permis par un solide système d’infrastructures en périphérie…
La ville sans nom
Mes parents étaient commerciaux, ils possédaient donc ces gros atlas où l’Île-de-France était absurdement découpée en villes, classées par ordre alphabétique, sans aucune continuité ! Les feuilleter procurait une expérience bizarre de la banlieue, très fragmentée. J’avais perçu qu’entre chez moi et Paris il y avait bien une ville… qui n’avait pas de nom, car elle était faite d’une succession de villes. Le dimanche, j’allais à des compétitions sportives dans des villes comme Morsang-sur-Orge, Wissous, Athis- Mons, qui me paraissaient sans existence et incroyablement compliquées d’accès. Nous tournions pendant une heure et demie dans des zones vraiment bizarres… que j’ai donc récemment redécouvertes à vélo. Et là, je me suis rendu compte qu’en réalité tous ces lieux étaient finalement assez proches et simples à réassembler géographiquement, via le sol sur lequel je roulais.
Architecture
Si l’on m’y avait un peu poussé, vers l’âge de 16 ou 17 ans, j’aurais choisi des études d’architecture plutôt que de philosophie. Après… je ne sais pas du tout ce que cela aurait donné ! Nous avons déménagé à Nantes lorsque j’avais 18 ans et je disais aimer la cité radieuse de Rezé. La provocation était presque trop facile pour ne pas la jouer ! Il est toujours marrant de défendre les tours, les immeubles et les barres d’habitation ; c’est s’acheter vraiment à moindre coût une position esthétique provocatrice. S’il est difficile d’afficher des positions originales en peinture, en architecture, c’est hyperfacile : il suffit d’apprécier des trucs que les gens n’aiment pas ! Il y a peu de domaines que les gens connaissent aussi mal, et où le mauvais goût soit si outrancier, y compris dans les milieux intellectuels. Au fond, je n’y connais pas grand-chose en architecture, mais j’aime vraiment beaucoup les bâtiments.
Abraxas
Abraxas, j’y suis
allé un jour en RER et c’était bouleversant. Dans le livre, j’exagère un
peu : je n’ai ni fondu en larmes ni eu le syndrome de Stendhal ! Mais il est
vrai que lorsque je découvre un espace qui m’excite, j’ai le cerveau qui
fonctionne super bien, je suis hyper content, je bondis dans tous les
sens, je prends 2 000 photos. À Abraxas, j’ai vécu un moment d’excitation
totale. Je m’en voulais parce que j’avais dit du mal de la place de la Catalogne dans
mon premier livre, de façon un peu expéditive du type : “Bofill est
postmoderne, donc c’est un crétin”. Or Abraxas, c’est d’une générosité,
dès qu’on regarde un détail, c’est vraiment kantien !
Architectes
Ma chance, c’est de ne pas en connaître, donc je peux facilement supposer qu’ils sont tous des Michel-Ange ! Par ailleurs, j’imagine qu’une marque comme Krys, pour évoquer le haut de gamme de ses lunettes, aura tendance à prendre un personnage qui ressemble à un architecte, avec une image un peu caricaturale : des grosses lunettes, une écharpe et un crâne chauve. Socialement, le rôle de l’architecte est celui de l’homme complet : versé autant dans la science que dans le dessin ou le récit. Peut-être endosset- il plus le rôle qu’il ne l’incarne réellement ? Personne ne sait, moi le premier, comment fonctionne vraiment un cabinet d’architecte : en réalité, on se doute bien que la division du travail y est encore plus violente qu’ailleurs. Comme chez Frank Gehry, qui peut dessiner n’importe quoi… dès lors que ses super ingénieurs sont derrière, il devient surtout un directeur artistique. Moi aussi en tant que romancier, je me préoccupe de l’écart entre les intentions et le résultat… mais je m’occupe de tout ! Malgré tout, j’ai l’impression qu’être un “super architecte” suppose un faisceau de qualités humainement assez rares tout en détenant quelques compétences mondaines capitales. Mais peut-être que j’exagère ?
Urbanisme
Dans un passage du livre, le Prince (dont on comprend vite qu’il s’agit de Nicolas Sarkozy, nde) dit au narrateur, qui est urbaniste : “Je vous recrute en tant que poète.” J’avais conscience que mon personnage n’était pas assez techno, et je n’y connais vraiment pas grand-chose en urbanisme. Mais j’ai grandi à côté de la ville nouvelle d’Évry, et je considère que ma vie a été déterminée par des décisions, disons, urbanistiques. Il y a un paradoxe que j’aime beaucoup : on a toujours l’idée qu’à la rencontre d’une tribu d’un peuple premier on saisira très facilement sa structure anthropologique, alors que, face à une société moderne, complexe, sophistiquée règne une espèce de mythe selon lequel en débarquant, on n’y verrait rien, comme si ce monde nous “échappait” de partout. Je m’intéresse aux structures secrètes et aux vraies décisions anthropologiques et il n’y a pas, je crois, beaucoup d’autres lieux que l’urbanisme ou les milieux du pouvoir pour les évoquer vraiment. J’ai l’impression que nous restons très primitifs et n’avons pas beaucoup plus évolué que les peuples premiers. Nous nous sommes simplement dotés des instances de dissimulation de notre propre primitivité. Mais l’urbanisme reste un lieu où l’humanité est un peu à nu : on y lit les décisions primitives de répartition des hommes sur la surface de la Terre, etc. Je voulais retrouver un peu de ce caractère à la fois sacré et primitif de la politique et de l’urbanisme.
Paris, Grand Paris
Quand Nicolas Sarkozy a lancé la consultation sur le Grand Paris, il y avait un côté “waouh ! Il se passe enfin quelque chose en France”. Et maintenant, lorsque je rencontre des architectes, ils me confirment effectivement que cela n’était pas rien. Sur le coup, je me disais : “Génial ! Il a raison !” Et puis, même si je ne veux pas le critiquer puisque j’ai travaillé avec lui, le moment Delanoë n’a pas été un moment de grosse exaltation architecturale… Je me souviens avoir lu dans son livre qu’il trouvait les Orgues de Flandres “staliniens”. Ce genre d’opinion architecturale n’est pas très sérieux… En tout cas, en 2007, il y avait quand même le sentiment qu’à Paris, il ne se passait pas grand-chose à part le tram. En réalité, il se passait plein de petites choses un peu partout, mais sans grande vision. Et puis, il y a eu les Halles… Je ne veux pas faire comme tout le monde en défendant le projet de Rem Koolhaas, mais le projet retenu était quand même super décevant ! Rétrospectivement, ce n’est pas si grave, car en réalité on n’a pas touché aux Halles, dont la part géniale ne relève pas de l’architecture mais de l’échange intermodal. Tant qu’on ne touche pas à la gare souterraine et au centre commercial, on tient là un truc assez génial. Souvent, on croit aimer des projets, alors qu’on en aime la représentation. L’image est parfois tellement forte qu’on met longtemps à se rendre compte par exemple que le bâtiment est raté. Dans les années 2000, émerge une sorte d’esthétique, un peu floutée, un peu surexposée, un peu terne, assez proche des teintes très douces des photos des premiers iPhone ; une transparence un peu chlorophyllienne… On le voit bien avec les dessins du concours pour la Canopée des Halles. Le bâtiment n’est pas horrible, mais quelle déception par rapport au puits de lumière promis !
Visites
À la fin de mon livre, le narrateur remonte l’aqueduc de la Dhuys, je connais un peu le coin, mais je ne l’ai pas fait à vélo. J’ai contrôlé avec Google Earth. Je maîtrise bien l’outil et je sais très bien que Google Earth n’est pas la réalité, mais comme je le connais bien maintenant, j’ai triché. Cergy, je suis allé m’y promener un peu et j’ai été assez conquis. C’est peut-être “la” ville nouvelle réussie, non ? Goussainville, j’y suis allé plusieurs fois, j’y suis même allé à pied de chez moi pour tester une grande marche en ligne droite de 35 kilomètres. J’ai un rapport un peu bizarre avec Sarcelles, que je ne traverse jamais qu’à vélo, mais que je trouve sublime alors que c’est devenu quasiment le nom officiel d’un désastre architectural. Villiers-le-Bel, je trouve cela pas mal aussi, avec ces grands volumes, assez beaux, il y a des beaux murs-rideaux, ce n’est vraiment pas anodin.
Fictions
J’adore Les Métamorphoses du paysage, ce court métrage d’Éric Rohmer qui révèle un projet non réalisé pour Cergy. Cela me rappelle ce texte où Le Corbusier disait que les Américains, trop timides, n’étaient pas foutus de faire des vrais blocs d’habitations ! La banlieue parisienne, c’est un peu cela… ce qui explique qu’Abraxas reste une exception : au fond, on n’a pas encore fabriqué d’autre zone dense énorme à la Blade Runner avec de la surdensité, coupée de venelles dans tous les sens. Paris, qui est une ville dense, ne comporte aucun quartier fou. Dans Banlieue 13 et Banlieue 13 Ultimatum, produits par Besson il y a une dizaine d’années, la vision est géniale : le 93 a été entouré d’un mur et un ministre du président de la République veule et raciste veut le détruire avec une bombe atomique. Tout l’enjeu du film, c’est d’évacuer la bombe atomique ! C’est une bonne référence, même si le film n’est pas bon, plein de mafias albanaises en rivalité avec des mafias chinoises, une mise en scène douteuse de la pluriethnicité. Besson dit que la banlieue est importante pour son cinéma. C’est très cynique, mais il le dit. Je me souviens avoir aussi lu Crash ! et surtout La Foire aux atrocités de J.C. Ballard : des sortes de flashs où il imagine des affiches de stars géantes découpées. Sinon, l’autre grand écrivain de la banlieue, devenu fou ensuite, c’est Maurice G. Dantec : lui est un vrai visionnaire. Villa Vortex, qui raconte les destructions d’usines électriques dans le Val-de-Marne, m’a vraiment beaucoup impressionné. Moi, je voulais écrire un roman qui ne soit pas un roman de banlieue, avec tout ce côté cité, drogue, l’héroïne, etc. Je m’étais fabriqué un contre-modèle que j’ai voulu pervertir de l’intérieur. Ce n’est pas très sérieux, parce que je n’ai jamais lu de pur roman de banlieue. Je ne sais même pas si ça existe. »
Lisez la suite de cet article dans :
N° 252 - Avril 2017
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