La situation d’inachèvement de cet ouvrage d’art moderniste a permis d’ouvrir un passionnant champ d’interprétation pour le travail de restauration d’un édifice qui est aussi le rêve inabouti d’un architecte. Reconstitution et transformation sont ici intimement mêlées : une intrication troublante pour cette intervention remarquable sur un site classé Natura 2000 et troisième attraction touristique de Genève. Ce projet fait partie des lauréats du Prix d'architectures 10+1 2024.
Bâtiment-pont en lévitation au-dessus du vide, la gare haute du téléphérique du Salève est une pièce majeure de l’architecte suisse Maurice Braillard et des ingénieurs André Rebuffel et Georges Riondel. Inaugurée en 1932, la ligne aérienne qui relie Veyrier au sommet du mont Salève remplace le chemin de fer alors existant et offre un point de vue particulièrement spectaculaire sur Genève, son lac et le bassin transfrontalier franco-valdo-genevois, aujourd’hui en plein essor. L’impressionnante « balise » que représente cet ouvrage d’art en béton armé, dont l’implantation des piliers résulte de la nécessité de franchir une zone géologique instable, est l’expression d’une modernité technologique sans concession. Tel qu’il a été imaginé par Braillard, ce bâtiment-pont se compose d’une galerie basse pour l’accueil des voyageurs, d’une galerie haute destinée à un restaurant et d’un hôtel dans le prolongement de sa pile arrière. Sans qu’aucun document d’archives ne puisse clairement expliciter ce qui empêcha la réalisation totale des dessins de Braillard, son projet est resté inachevé, en pleine crise des années 1930. Ainsi, la salle haute n’a-t-elle jamais été rendue accessible et le flanc arrière perpendiculaire, avec son hôtel, n’a jamais été réalisé. C’est dans ces conditions de projet, à la fois très documentées grâce aux archives de la Fondation Braillard, mais également très énigmatiques, que la proposition des architectes Devaux & Devaux a été retenue devant celle des équipes de Ar-Ter et Lacaton & Vassal à l’issue d’un concours lancé en 2017.
Le triple objectif du nouveau programme a porté sur l’amélioration de l’accueil et l’élargissement des services offerts au public, l’ouverture du lieu sur le paysage et bien sûr la valorisation du bâtiment historique. « Nous avons travaillé avec des croquis d’intentions de Braillard pour bien comprendre ce qui n’avait pas été réalisé, mais simplement projeté, se souviennent Claudia et David Devaux. Nous nous sommes alors demandé comment compléter ce qui était inachevé. Fallait-il finir le projet tel qu’il avait été dessiné ou non ? Et comment rendre habitable ce qui avait été construit mais pas complètement terminé ? »
Les architectes ont d’abord cherché à clarifier la lecture du site, jusqu’à remettre en cause certaines données du cahier des charges. Ce dernier requérait en effet la réhabilitation du bâtiment-pont mais aussi celle des constructions ajoutées au gré de l’évolution des mécanismes de remontée, qui avaient rendu illisible le projet d’origine de Braillard. L’historique de l’occupation du site est en effet particulièrement complexe. Un an après la livraison du bâtiment-pont, en 1933, un bâtiment plat surmonté de terrasses est implanté au nord-est de la gare pour accueillir un restaurant. Ce dernier est ensuite surélevé en 1951 de deux niveaux et d’une toiture à double pente, façon chalet. La galerie haute du monument de béton devient quant à elle un local technique. Enfin, en 1983, une série de lourdes interventions est entreprise : les cabines sont élargies, les câbles tendus à l’extérieur des piliers, la galerie basse est quasiment démolie, une nouvelle plateforme d’arrivée est construite, les bâtiments de 1951 sont déposés et remplacés, et les façades du bâtiment-pont sont recouvertes d’un enduit en microbéton et d’un bardage métallique en galerie haute.
Déplorant l’effacement progressif de l’histoire et de l’imaginaire du lieu, les architectes décident de déposer les volumes ajoutés après les années 1930. Pour Devaux & Devaux, il faut retrouver le sens de l’œuvre de Braillard, et pas seulement sa matérialité d’origine : il s’agit de restaurer le regard.
Charte du Salève
Pour la transformation de l’existant, ils ne cherchent pas à faire disparaître leur intervention, ni à intervenir en rupture. Ils envisagent leur action dans la continuité du projet d’origine – réalisé ou seulement projeté –, avec une mise en œuvre d’aujourd’hui. « Nous défendons une position décomplexée par rapport au patrimoine. Nous ne travaillons pas dans le sens de la Charte de Venise, qui consiste à rendre explicite tout ce qui est ajouté à un monument historique qu’il ne faudrait pas toucher et qui finit par être sanctuarisé, explique Claudia Devaux, architecte du patrimoine. Nous cherchons à respecter le caractère profond du patrimoine, tout en créant les nouvelles conditions de son habitabilité. Et dans le sens de cette continuité, nous essayons toujours de construire un projet avec un même matériau. C’est d’autant plus justifié ici que la lecture du site était totalement fragmentée et obstruée. »
De cette position claire découle un travail de restauration des bétons d’origine. Irréguliers et coulés à la planche, ils avaient été enfouis sous plusieurs centimètres d’enduit. Pour la partie arrière du bâtiment-pont jamais achevée, le duo d’architectes prend la liberté d’en réaliser une partie, mais en ayant recours à un béton préfabriqué autoplaçant sur coffrage métallique. La surface très lisse et plus claire de cette nouvelle pièce en béton se raccorde alors avec la partie du bâtiment-pont ayant retrouvé sa finition brute, apportant une ambiguïté dans la perception de ce qui est contemporain ou non. On se demande en effet où commence vraiment le nouveau projet… Cette liberté prise par les architectes vis-à-vis de la lecture de l’existant – néanmoins soutenue par le conseil scientifique et la maîtrise d’ouvrage, très engagée – a cependant été particulièrement difficile à faire entendre auprès des représentants de la Fondation Braillard.
Restauration des usages
Les architectes ont proposé de donner à la galerie haute l’usage auquel Braillard l’avait destinée : une salle de restaurant panoramique. « Il nous a semblé aberrant d’installer le nouveau restaurant au pied du bâtiment-pont et la salle d’exposition dans la galerie haute, comme le suggérait le programme, alors que Braillard avait réalisé un espace panoramique dans la galerie haute, dédié à un restaurant ! Ce dernier étant très lumineux avec ses meneaux étroits et étant déjà doté d’une terrasse sommitale, nous n’aurions pas pu profiter de ses qualités spatiales existantes exceptionnelles. Il nous appartenait alors de rendre cette salle “habitable” car elle n’a jamais été utilisée comme prévu », ajoutent les architectes, qui cherchent invariablement à établir une cohérence entre de nouveaux usages et un contenant existant.
L’installation du restaurant panoramique dans la galerie haute a intelligemment permis de libérer les surfaces extérieures autour de la pièce de Braillard et de créer une grande esplanade ouverte sur la vallée. Celle-ci fait également office de toiture pour les nouveaux espaces d’exposition et du bar, aménagés dans le prolongement du bâtiment-pont. Ainsi, Claudia et David Devaux ont travaillé par superposition et soustraction, par retrait de soubassements existants, remblayant si nécessaire afin de retrouver la relation directe au paysage et la force unitaire du projet d’origine : « Construire le moins possible, et descendre jusqu’au niveau le plus élémentaire de l’acte de bâtir : le sol, volontairement minéral, pour faire terrasse, comme pour faire architecture. » Rattachés à Veyrier dans la vallée par la « voirie » aérienne de son téléphérique, la gare haute réhabilitée et ses abords aménagés en places sont aujourd’hui comme un morceau de ville projeté entre ciel et montagne.
Très endommagée, la galerie basse d’accès à la cabine du téléphérique a été restaurée à l’identique avec le même soin que le restaurant, entraînant un important travail de recherches et d’interprétation des archives pour retrouver l’esprit des lieux et le traitement carrelé des sols, les plâtres des plafonds, les bandeaux vitrés ainsi que les panneaux publicitaires d’époque.
Autrefois murée côté montagne, cette galerie d’accueil des visiteurs sortant de la cabine est aujourd’hui prolongée d’un grand emmarchement qui donne sur l’esplanade publique. Cette nouvelle ouverture permet également de conduire les marcheurs et parapentistes directement vers les cheminements montagnards s’ils ne souhaitent pas s’orienter à gauche vers les espaces d’exposition ou à droite en direction de la tour escalier de béton menant notamment à la galerie haute et au belvédère, autrefois inaccessibles au public.
Par leur attention extrême à comprendre l’œuvre existante et leur effort pour en réactiver le sens et la puissance originels, les architectes ne convoquent plus ici l’histoire par fétichisme patrimonial mais pour sa capacité à libérer l’imaginaire du travail de projet.
[ Maître d’ouvrage : Groupement local de coopération transfrontalière
Architectes : Devaux & Devaux Architectes
Paysagiste : Pascal Olivier
BET fluides : Louis Choulet
BET structure : Batiserf
Économiste : BMF
Acoustique : Studio DAP
Cuisine : GCI Grandes Cuisines Ingénierie
Scénographie et signalétique : Designers Unit
Sécurité incendie : Batiss
Surfaces : 1 935 m2 SDP et 4 195 m2 d’extérieur
Calendrier : concours, 2017 ; début des travaux, 2021 ; livraison, septembre 2023 et septembre 2024
Coût : 12,7 millions d’euros]