EuropaCity (BIG, architecte), 80 hectares à Gonesse, à l'étude. Immochan s’est associé à 50/50 avec le groupe Wanda – leader de l’immobilier commercial et des parcs d’attractions en Chine. |
Dossier réalisé par Soline NIVET Auteur et scénariste prolixe, Serge Lehman est bien connu des amateurs de science-fiction et de bande dessinée. Au début des années 2010, il a engagé la série Masqué avec le dessinateur Stéphane Créty : la consultation sur le Grand Paris de 2008 et les débats qui suivirent avaient selon eux suffisamment élargi l’imaginaire métropolitain pour le doter de nouveaux superhéros contemporains. Tout en réagissant à deux très gros projets en cours, Serge Lehman pointe les emprunts opérés par leurs promoteurs et illustrateurs à l’imaginaire de la science-fiction. |
EUROPACITY
Serge Lehman : « Il y a quelque chose d’emblématiquement sinistre dans le projet EuropaCity. La Plaine de France est l’endroit où le pays a commencé. C’est là que le nom France est apparu au Moyen-Âge et c’est là aussi que, selon la légende, Geneviève a placé le corps de Saint-Denis après sa mort (c’est la raison pour laquelle les rois y ont fait construire leur nécropole). L’architecture gothique et le « parler de France » y sont nés. Qu’un tel lieu soit condamné à devenir un parc d’attractions pour touristes internationaux, avec nom anglais et capitaux chinois, illustre jusqu’à la caricature l’un des axes idéologiques les plus puissants de notre époque : la liquidation de l’Histoire ou sa folklorisation marchande. Nous avons besoin d’enracinement, de temps et de calme, d’amitié civique et de gratuité ; de terres agricoles ; de mystère. Nous avons besoin de tout sauf d’un centre commercial supplémentaire.
d’a : Faut-il voir selon vous dans l’apparent camouflage du projet « sous » un sol qui paraît soulevé comme un coin de nappe l’illustration même de cette liquidation ?
Oui, c’est une manière de donner au projet une dimension prométhéenne. « Nous pouvons tout refaire, même la géographie. Nous sommes une force tellurique… » On est dans le registre de l’intimidation.
Ce registre (y compris dans son expresion graphique) renvoie-t-il à des univers fictionnels du fantastique ou de la science-fiction connus ?
Les oeuvres en question sont tellement nombreuses qu’il vaut mieux parler de tradition ; la ville future et son évolution sont l’un des sujets clés de la SF depuis le début. Le premier roman de Philip K. Dick, Loterie solaire (1955), se déroule dans une civilisation dominée par des métropoles géantes appelées « collines ». Un an avant, Isaac Asimov avait publié Les Cavernes d’acier, entièrement situé dans des villes souterraines, dans lequel les habitants ne supportent plus de monter à la surface car ils ont l’impression que rien ne retient le ciel. Dans certains de mes textes (Le Livre des ombres, 2005), j’ai mis en scène des « géotectes » qui réagencent la face de la Terre comme les urbanistes transforment un quartier. Tout ça est consubstantiel à la SF.
Quelles sont les formes de pouvoir à l’oeuvre dans les textes que vous mentionnez ?
Dans Loterie solaire, l’institution est stochastique : un citoyen est périodiquement tiré au sort pour exercer le pouvoir (d’où le titre). Les Cavernes d’acier se déroule, si ma mémoire est bonne, dans une civilisation en état de guerre larvaire, hantée par la peur des robots. Les futurs de la SF sont souvent sombres, mais la dystopie n’est pas inéluctable. Il reste une petite marge de manoeuvre.
Ces images sont aujourd’hui produites par le groupe Auchan…
On en revient à ce que je disais au début : c’est une démonstration de force. La première institution à avoir compris la puissance de l’imagerie SF, c’est la NASA, qui a commandé et fait circuler des centaines d’illustrations de ce genre pour faire vivre, auprès du grand public, ses projets les plus futuristes. Que cette puissance soit désormais mobilisée pour des entreprises purement commerciales est très significatif.
Un projet comme EuropaCity est étroitement lié aux nouvelles oportunités de deserte des teritoires périphérique par le futur métro automatique, ou Grand Paris Expres : c’est une « conséquence » du Grand Paris…
C’est vrai, mais la causalité peut aussi être inversée puisque j’ai cru comprendre que Auchan avait fait de la desserte de Gonesse par le Grand Paris Express la condition sine qua non de son investissement ici. Dans une certaine mesure, on peut donc dire aussi que EuropaCity crée le Grand Paris.
Qu’aviez-vous retenu des propositions des architectes au moment de la consultation pour le Grand Paris en 2009 ?
La réintégration de la géographie dans l’imaginaire parisien. Cela va de pair avec le changement d’échelle, évidemment ; c’est l’essence même du passage de la ville à la métropole. Je me souviens être allé, après la consultation, faire un tour à Montmorency. Il y a là quelques points de vue spectaculaires sur la Défense, la vallée de la Seine… J’ai essayé de me projeter dans l’avenir, d’amorcer un début de perception métropolitaine (dira-t-on un jour « je vais à Montmorency » comme on dit « je vais à Montmartre » ?) Pas facile, surtout pour quelqu’un qui est né et a grandi en banlieue il y a cinquante ans. La frontière mentale du périphérique ne s’efface pas d’un coup. Mais on devine ce que cela pourrait être. On sent, en soi, l’effet des mots « collines », « lacs », « forêts », « vallées » associés à Paris et on récupère une profondeur inattendue, une poésie… La vallée de la Bièvre, par exemple, ignore complètement la distinction ville/banlieue : elle structure le paysage à Jouy-en-Josas et Arcueil comme dans le 13e arrondissement. Idem pour les collines de l’Est : monter à Télégraphe, c’est déjà prendre la route de Romainville. Quant à la Plaine de France, elle ne commence pas à Saint-Denis mais au col de la Chapelle. L’histoire et la géographie sont des facteurs d’unification naturels de la métropole, ce qui rend d’autant plus absurde le goût des politiques pour les nomenclatures ex nihilo. Pourquoi inventer des appellations aussi froides et techno que « Est-Ensemble » ou « Paris terre d’envol » quand « La Plaine » ou « l’Aulnoye » sont là depuis des siècles ? Je trouve cela aussi grotesque que rebaptiser la Picardie « Les Hauts-de-France ». Liquidation de l’Histoire, encore une fois.
VILLAGE NATURE
L’architecture et l’urbanisme expriment toujours l’idéologie, et c’est pourquoi vous leur avez donné une place importante dans vos séries Masqué et Metropolis. Pour Masqué, le desinateur Stéphane Créty a imaginé un Grand Paris comme une « hyperbole de l’existant » et les formes qu’il lui donne seront assez familières aux architectes, je pense notamment à sa version du port de Gennevilliers. Pour Metropolis, l’imaginaire déployé et desiné par De Caneva est celui du rationalisme des années 1930. Que pensez-vous des images produites par les architectes pour Village Nature ? Et notamment de celle ci-desous (sur laquelle l’architecte Jacques Ferier reviendra dans les pages suivantes) ?
C’est (à nouveau) une image de science-fiction. Collez dessus un nom d’auteur et un titre et vous avez une couverture de livre. Elle emprunte au genre l’essentiel de sa charte graphique, à commencer par l’hyperréalisme. Le point de vue en surplomb crée une intensité, une dramaturgie typiques de la SF. L’avant-plan est occupé par une tour-monde où l’homme et l’animal cohabitent et semblent même partager un instant de contemplation. Le deuxième plan, au niveau du lac, met en scène deux objets hypothétiques (l’espèce de voile avec un halo lumineux à la base et, plus à droite, le bâtiment immergé), qui suggèrent une civilisation un peu plus avancée que la nôtre. L’arrière-plan plonge graduellement dans le flou mais le lac et son front bâti illuminé de l’intérieur, les montgolfières et la pyramide avec son point de lumière sommital renforcent le sentiment d’être en présence d’une utopie. La performance technique ne contredit plus la nature mais lui répond et, même, la poétise. L’élévation du point de vue a des effets euphorisants. La lumière mordorée elle-même délivre un message. Le monde est réconcilié.
Cette image (peut-être parce qu’elle se lit de droite à gauche, comme le souligne le regard des deux animaux) ne semble-t-elle pas aussi évoquer un âge d’or ? Vo us semblez dire qu’elle réunit les topiques du genre. Faut-il y voir l’évocation d’un « lieu commun » ?
Le lieu commun, c’est « le grand paysage spectaculaire » – qu’il soit situé dans le futur ou sur un autre monde. C’est vraiment l’un des fonds d’écran de la SF ; il suffit de penser à Star Wars. Dans le cas de cette image, la dimension paradisiaque est sensible. Mais elle n’est pas rétrofuturiste. La promesse n’est pas celle d’un retour au passé mais, au contraire, d’un saut dans l’avenir. La réconciliation sera le fruit de la science, de la technique, de l’urbanisme et du marché. On peut même aller plus loin. Le flâneur et les deux chevaux regardent vers la tour Eiffel dont le phare balaie l’horizon au fond du plan à gauche. À leur attitude, on dirait qu’ils mesurent le chemin parcouru depuis sa construction. Qu’ils saluent un glorieux ancêtre. Le vrai titre de cette image, au fond, c’est « Un adieu au vieux monde ».
Cette image dégage aussi une forme d’étrange familiarité…
Ce que je veux dire, pour être tout à fait précis, c’est que son vocabulaire graphique est celui que la SF a inventé pour matérialiser ses « futurs désirables », comme on le dit maintenant. Le rapport entre avant et arrière-plan, la profondeur de champ, la lumière diaprée, des objets architecturaux qui impliquent une supertechnologie en avance sur la nôtre et, en même temps, la mise en scène d’un rapport harmonieux, presque symbiotique avec la nature… Ce qui est à l’oeuvre, ici, c’est un certain messianisme techno qui baigne une partie de la SF américaine depuis le début. Sa présence est ici plus discrète, mais elle est bien réelle.
La première tranche de Village Nature sera ouverte au public dès cet été. Des vidéos du chantier et de l’aménagement de ses « jardins extraordinaires » sont déjà publiées par ses promoteurs. Quelles réactions vous inspirent-elles ?
Elles m’étonnent par leur candeur, leur absence totale d’hypocrisie. On nous montre un univers entièrement artificiel, créé à partir de rien. Une nature d’agrément, des petits chemins qui tournent sans raison… du « faux vieux » qui assume l’imitation, sans doute parce que les études de marché montrent que les acheteurs potentiels le souhaitent. C’est à la fois un terrible réquisitoire (justifié) contre le brutalisme des années 1960-1970 et l’entrée dans un nouveau monde, où la distinction vrai/ faux n’est plus essentielle.
En architecture, la distinction vrai/faux a efectivement été brouillée par le postmodernisme, qui s’est particulièrement épanoui dans certains types de commande immobilière : corporate, resorts, divertisements… Même si, bien avant, Marie-Antoinette avait déjà inventé son Hameau ! Vo us-même, qui êtes auteur, historien et défenseur de la fiction, opérez-vous une diférence entre ce « brouillage » des frontières vrai/faux et les « emprunts » que vous observez de l’architecture et de l’urbanisme contemporain à la culture picturale et à la sensibilité de la science-fiction ?
Oui, je fais une différence. Le postmodernisme a brouillé la distinction vrai/faux bien au-delà du champ de l’architecture en contaminant d’autres distinctions aussi structurantes : beau/laid, bon/mauvais, etc. D’une certaine manière, c’est l’idée même de distinction que le postmodernisme essaie de faire disparaître. Ce projet est aussi celui de l’art contemporain : devant les oeuvres, souvent, on est incapable d’identifier ce qu’on ressent, ou même si on ressent quoi que ce soit, si on aime ou si on déteste, s’il y a quelque chose à comprendre. On ne se sent pas le droit de produire un jugement et on reste dans une sorte d’hébétude… Sans doute est-ce le but. Devant certains projets architecturaux, il se passe la même chose. Les sensations sont plus intenses (et, donc, les réactions plus vives), parce que l’architecture et l’urbanisme impliquent du concret, une occupation de l’espace, une modification de la luminosité, de l’ambiance d’une rue ou d’un quartier, qui ont des effets durables à grande échelle sur la vie des gens… Mais les jugements de type « c’est beau/c’est laid », « c’est authentique/ c’est artificiel », sont largement déconsidérés. Est-ce un bien ou un mal ?… Je n’en sais rien, car je suis moi-même un fils du postmodernisme – même si je lutte contre. Les emprunts à la science-fiction de l’architecture et de l’urbanisme (on pourrait ajouter le design et la mode) relèvent pour partie du même brouillage. La SF a été une pièce essentielle de la contre-culture du XXe siècle. Maintenant que cette contre-culture est devenue mainstream, il est permis de piocher dans son catalogue de formes. C’est une façon d’abolir la vieille frontière entre « haute » et « basse » culture et d’investir un domaine que sa longue marginalité a doté d’un halo de prestige pop enviable. Mais c’est aussi diffuser de manière subliminale et à grande échelle l’utopie propre de la science-fiction, ce messianisme techno que j’évoquais tout à l’heure, et qui s’étend peu à peu à tous les champs du réel. Il y a quelques années, une grande marque de voiture (je ne sais plus laquelle) avait pour slogan : Technology is art. Cette phrase est un bréviaire pour l’époque, et les images d’EuropaCity et de Village Nature en sont l’illustration quasi parfaite.
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N° 252 - Avril 2017
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