« Attention, certaines images pourront heurter la sensibilité d'un public averti »
En ce qu'ils émergent de nos peurs et désirs inconscients, les monstres nous dégoûtent autant qu'ils nous fascinent. Les historiens nous ont montré comment les périodes de crise (l'An mille, la terreur nucléaire, les communistes, le réchauffement climatique) sont propices à l'émergence de figures monstrueuses: dragons, chimères, Godzillas, green towers ou blobs (rappelons ici que le Blob fut en 1958 un monstre gélatineux avant d'être une tendance architecturale). Depuis les années 2000, il semble qu'une certaine architecture se soit chargée d'incarner nos phobies. Spectaculaires, démesurés, parés de costumes écologiques, des projets de starchitectes ou de jeunes diplômés aspirant à ce statut ont envahie les médias. S'imposant dans le paysage aussi subtilement qu'un trophée de sport sur un rayonnage de bibliothèque elles nous rappellent —merci— combien les multinationales sont puissantes, les marchés de l'immobilier et de l'art florissants. Ce qui probablement fascine dans ces objets, c'est l'impudeur avec laquelle ils exacerbent ce que l'on voudrait ignorer: le triomphe de l'égotisme, du consumérisme et de l'arrogance financière. Chacun en condamne la vanité et l'obscénité mais combien renoncent à se délecter de ses images? Un peu comme on réprouve les journaux publiant des photos choquantes mais que l'on achète de préférence à ceux qui ne les publient pas...
Les outils traditionnels de la critique paraissent impuissants à analyser ces monuments auto-célébrant leurs auteurs et commanditaires. Mais doit-on pour autant réduire notre regard à un jugement moral ? Ces bâtiments offrent après tout une des rares opportunités de développer d'exceptionnels dispositifs spatiaux et visuels. Ne pourrions-nous pas nous contenter de nous repaître de leur spectacle? Assurément, en trahissent les tares de nos sociétés, ces monstres nous interrogent. Mais à quoi bon si les questions qu'ils posent ne nous aident pas à trouver des solutions pour mieux habiter ce monde inhospitalier?
Emmanuel Caille