Kevin Low |
« Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. » Arthur Rimbaud, Villes, Les Illuminations, 1875. Parmi les architectes lauréats du Global Award 2013, la démarche de Kevin Low fait écho à certains égards au débat français. Kevin Low est pourtant loin de nous : cet architecte d'origine chinoise a grandi en Malaisie et fait ses études aux États-Unis. Après une première décennie de voyages et de travail, il a créé une agence à Kuala Lumpur, où il travaille seul. Il pratique une architecture à la fois raffinée et très frugale. Elle relève d'un bio-climatisme très poussé mais ne brandit pas ses certifications, préférant s'inscrire dans l'héritage de Chareau et Prouvé… |
Nombre d'architectes de la scène écologique critiquent le Mouvement moderne : son « éradicalisme » à l'égard des cultures, ses liens avec un modèle et un récit industriels aujourd'hui épuisés, son dédain pour l'habitat populaire… Mais dans une métropole comme Kuala Lumpur, surgie de la vase en trente ans, quel langage utiliser pour rendre aux habitants la culture du lieu ? Celui d'une tradition ? L'architecture traditionnelle est en Malaisie l'apanage des resorts touristiques. Et l'architecture du consumérisme a-contextuel de la globalisation qui a envahi la ville n'est pas amendable. À la recherche d'un langage qui libère les habitants, Kevin Low propose d'enjamber le XXe siècle et ses échecs pour revenir aux sources de l'émancipation moderne et à l'architecture de laboratoire d'un Pierre Chareau ou d'un Carlo Scarpa… Le jeune architecte est proche de ces artisans-savants qui se sont tenus loin des compromissions et ont su conjuguer la survenue de la modernité avec la civilisation du lieu.
Un architecte solitaire dans une « métropole crue moderne »
Cette démarche a mis du temps à mûrir. Lorsqu'il revient à Kuala Lumpur en 1992, Kevin Low rejoint d'abord la jeune agence GDP Architects. Son fondateur, Kamil Merican, veut utiliser le boom économique de la ville pour créer une architecture de qualité dans le pays. Kevin Low s'occupe des projets expérimentaux et pilote à partir d'eux le débat interne. Mais lorsque, dix ans plus tard, l'agence vient à compter 450 personnes, Kevin Low préfère partir. Sans doute pense-t-il alors que le brand design s'est emparé de la ville, que GDP est devenu trop grand pour rester indépendant du marché immobilier et de ses exigences.
En 2002, il fonde son agence pour reprendre le rêve de 1992 : élaborer, dans une ville du monde émergent presque sans mémoire, une culture architecturale appropriée. Alors que les agences d'architecture prospèrent sur le boom immobilier, le contre-modèle consiste à concentrer son effort sur peu d'œuvres, précisément pour que leur message porte plus loin. Ciseler plutôt chaque projet, comme un cristal qui va diffracter ses propositions.
Kevin Low travaille seul. Un petit nombre de petits projets, dessinés jusqu'au moindre détail, incarnent une pensée qui s'est forgée à l'épreuve du réel : critique de l'envahissement de l'architecture internationale, réflexion sur la notion de contexte. Dans Kuala Lumpur où la commande abonde, l'effet de contraste est efficace : dès les premiers travaux, Kevin Low est repéré. De Jakarta, Singapour, Bangkok, Karachi, Pékin ou Brisbane… Le voilà invité pour exposer sa démarche et former les étudiants.
En 2010, à trente-huit ans, il publie Small projects, un livre ambitieux, égotiste, surprenant, qui retient par sa beauté et ses textes. Entièrement conçu par lui, comme un projet, le livre rassemble une autobiographie, des écrits théoriques et le corpus détaillé des œuvres. Chacune est racontée comme une fable, nous explique Kevin Low lorsque nous l'avons rencontré en mars dernier à Paris : « La porte au milieu du monde. L'histoire d'une porte lourde comme un continent, comme un cadran solaire massif qui marque la tombée de la nuit et le passage entre deux univers. »
Mais revenons au contre-modèle : est-il au fond si nouveau d'escompter qu'une œuvre raréfiée sera plus rémanente qu'un gros corpus ? Songeons à Pierre Chareau : $La Maison de verre est très importante pour mon travail et mes convictions de constructeur, comme aussi Jean Prouvé, pour d'autres raisons. Pierre Chareau représente un raffinement de la proportion et de l'échelle que je recherche, tandis que la matière plus crue de Jean Prouvé est plus humaine. Je suis en quête d'une conception plus raffinée, mais je ne voudrais pas perdre cette humanité.$
Maisons-récits, maisons-concepts
Le jeune architecte construit des maisons dans des zones résidentielles banales : « maison au toit de Land Rover Safari », « la maison en mauvais béton », « la maison-volière ». Elles contiennent déjà sa démarche : exploration et réaction au contexte, économie extrême de la matière, complexité des espaces, mise en rapport d'un micro-site avec le monde contemporain. Dans un climat qui rend invivables les pavillons à l'occidentale, Kevin Low veut retrouver simplicité et intelligence constructive. Mais ses sources ne sont pas vernaculaires. L'admirateur de Prouvé s'inspire à ses débuts des Land Rover coloniales : Elles étaient équipées d'une toiture surélevée en aluminium, fixée au cadre par des attaches métalliques. L'ensemble formait un élégant filtre solaire et la chaleur s'évacuait par ventilation transversale.
À leur exemple, la maison Safari (2005) puis les autres sont ombrées et ventilées par de larges sur-toits, en matériaux légers, portés par des mâts fins. En dessous, l'architecte explore la micro-géographie – une vue, l'ombre d'un mur mitoyen, de l'eau – pour créer un microcosme de pavillons, patios et promenades intérieures, fluide, orienté par les horizontales des toits. Ici, un séjour prend la vue sur un bosquet, qui va aussi l'ombrer ; ailleurs, l'architecte plante quelques arbres pour filtrer les rayons. L'air, lui, est cardé partout par des claustras.
Les dispositifs s'affinent au fil des projets. Ils combinent une climatique fondée sur la circulation de l'air avec une architectonique de murs-voiles, opaques ou translucides. Ces maisons sont faites de briques et de béton, de parpaings industriels, de métal percé, matériaux ordinaires, livrés sans fard. Ainsi le toit industriel de la maison Safari : mince, juste, livré sans placages, il exprime exactement la manière dont s'exercent les forces, moins par ses finitions que par sa fonction de parapluie, d'écran modeste contre le soleil. Mais ces matériaux ordinaires sont travaillés, détaillés, assemblés… par un architecte fasciné par la mécanique fluide des liaisons : sas, charnières, régulations.
Contexte : micro-géographie/métropole
Ce que l'on retient de Small projects, c'est moins la prééminence que son auteur redonne au contexte que la nouvelle manière de le définir. Selon Kevin Low, la disparition du contexte dans les métropoles globalisées n'est d'abord pas fortuite. L'architecture internationale repose très consciemment sur la négation du contexte antérieur, elle est programmée pour l'éradiquer car elle doit reconstituer un environnement non contextuel, lissé, pour permettre la consommation internationale. Lissage qui réduit l'homme à sa fonction économique en l'empêchant d'habiter.
Restituer à l'homme la faculté d'habiter le monde, c'est donc lui rendre un territoire et un contexte où se situer. Mais qu'est-ce que le contexte quand tout a disparu ? Kevin Low se réfère peu à l'héritage, culturel, urbain ou « régional » au sens où l'entendaient Tzonis et Frampton, pensée qui forme aujourd'hui l'une des ressources théoriques de l'architecture durable. Kevin Low préfère répondre par la micro-géographie du site. Cette définition a minima, inédite, tient au fait que depuis que le concept de régionalisme critique a été énoncé, d'autres entités ont pris corps dans le monde où vit Kevin Low : métropole et mégapole ont détruit les établissements antérieurs ; ces réalités nouvelles ne cherchent pas selon lui à produire culture ou paysage ; le projet ne trouve pas de ressources dans son étendue : les nappes résidentielles sont immenses et banales, les trames et le bâti sont pauvres… Que reste-t-il alors pour habiter la terre à cet endroit, sinon ce qu'une parcelle peut conserver de géographie : une orientation, des vents, le parcours du soleil, l'environnement proche… Comme un entomologiste, l'architecte peut alors s'accrocher à ce microcosme pour inventorier ses ressources.
Processes are a part of the context itself
Kevin Low partage avec nombre d'architectes du Global Award la conviction que l'architecture n'est pas un produit mais un processus. Le sien consiste par le dessin à explorer deux mondes : d'abord le micro-site, minutieusement analysé et étudié selon les règles véritables du feng shui, c'est-à -dire envisagé comme instrument de résistance : Feng shui, l'art subversif de la vue, de l'odorat, du goût, du toucher, du son et du oui.
Le second est le programme lui-même. Dans l'incroyable terrain de fusions qu'est la Malaisie, il est décomposé dans ses moindres usages comme s'il n'y avait plus d'héritage d'habitus à recueillir mais le désir de tous ces hommes, venus de partout, d'habiter un lieu qui les recivilise. Le processus d'ajustement de l'un à l'autre relève alors d'une micro-projettation.
L'enjeu est d'aménager une intériorité suffisamment protégée de la métropole pour que le projet puisse ensuite librement déployer un espace habitable. Kevin Low qualifie ce processus d'organique, au sens où le projet n'est pas intégration mais réaction critique au contexte. Il utilise l'image de l'arbre, qui réagit à la sécheresse ou au vent. Quant à la question écologique, qui est au cœur de sa vision critique, elle n'est pas, sur le fond, affaire de technologies ou de choix énergétique mais de vérité constructive : Cette responsabilité consiste à révéler la moralité de nos intentions. Il faut avoir conscience de ce que l'on fait quand on compose ou qu'on invente et utiliser le langage architectural pour clarifier, et non subvertir, cette conscience. […] Pensez petit. Pensez vent, eau et lumière. Ce que veut dire usage. Et sachez que quand on en est à l'esquisse, la qualité d'un détail provient presque toujours de la façon dont il réagit au contexte.
Toutes les citations en italique sont tirées de l'ouvrage de Kevin Mark Low Small projects / Writings and work, Singapour, éditions ORO Group, 2010.
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N° 219 - Juillet 2013
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