Gilles Clément |
Article paru dans le d'a 219, juin/juillet 2013 Aux confins de l'Indre et de la Creuse, le prieuré de Saint-Benoît-du-Sault a donné carte blanche à Gilles Clément, avec une exposition joliment intitulée « Toujours la vie invente », pour indiquer le tressage de l'espace du temps que pratique le paysagiste. Occasion de tracer le portrait d'un homme en alerte, d'un homme curieux, au sens des Lumières, en ces temps plus sombres. |
Il est ingénieur horticole de formation. Il est botaniste. Il a été, il reste, jardinier, longtemps pour des privés dont il s'est lassé parce qu'il devait composer avec leurs désirs modelés par des idées reçues ; puis pour lui, dans le domaine retrouvé de son enfance à la Vallée, dans la Creuse. Il y a expérimenté ses idées, développées par la suite avec la création de parcs publics. Il est voyageur du monde, qu'il explore avec étonnement, en découvreur. Il a enseigné à l'École nationale supérieure du paysage de Versailles et s'est vu attribuer une chaire au Collège de France. Il a écrit des traités, des romans, des livres inclassables.
Dans le dernier paru, Belvédère, il prête sa plume à la base sous-marine de Saint-Nazaire, sur les toits de laquelle il a planté un étrange jardin, et donne tour à tour voix à un botaniste, un scénographe, un métreur, un économiste, un moine défroqué, un géographe, un architecte, un psy, un chirurgien, un paysagiste, un agronome, un économiste, un agriculteur, une sociologue, un administrateur, un militaire, une joggeuse. Le cortège en somme de ceux qui s'emparent de la notion fuyante de paysage, jargonnent chacun à sa manière et ne quittent pas le domaine de leurs certitudes. Et la Base de se demander : qui êtes-vous pour ainsi interroger le monde sans jamais poser une question ?, avant de rejeter tous ces personnages.
Il est écologue, et écologiste ; il est engagé, au point de s'être présenté à des élections, après avoir récusé ses contrats avec « l'État sarkoziste » pour leur préférer des occasions de résistance. Pareil engagement résulte des théories qu'il a construites avec patience et constance, au point d'apparaître aujourd'hui non comme leur conséquence, mais comme la sagesse qui les éclaire. Il a eu l'occasion de les diffuser non seulement avec ses créations, qui en sont à la fois l'illustration et la source, mais aussi avec des expositions. On se souvient en particulier du « Jardin planétaire », présentée en 2000 à la Grande Halle de la Villette.
Cette exposition portait le titre du deuxième des trois concepts qu'il a avancés au fil du temps, après le « Jardin en mouvement » et avant le « Tiers-Paysage ». Tous trois s'articulent autour d'un regard porté sur la diversité et le temps, sur le brassage et les flux. Tous trois renvoient à une démarche scientifique, fondée sur l'observation et l'expérimentation pratiquées dans le terrain sans limite et pourtant fini de l'œkoumène, la terre anthropisée. Ce que découvre cette démarche est la part de la terre, ses variations, ses ruses, sa force vitale, ses capacités de résistance et de résilience, son indifférence, auprès desquelles l'homo economicus fait piètre figure quand il se l'approprie pour la domestiquer et l'exploiter. Ce qu'elle ouvre est la possibilité d'une reconnaissance et d'une réconciliation. Le jardin se meut et émeut. La planète entière est un jardin, un éden à projeter plutôt qu'à en déplorer la perte. Il reste en friche, jusqu'en ses formes tierces. Rien n'est perdu.
Avant tout, Gilles Clément est un artiste. Parce qu'il porte un regard qui invite à regarder ce qu'on ne sait pas ou plus voir, parce que son regard est lucide à force d'être sans parti pris. Avec tous les moyens dont il se sert, ses créations transcrivent et transmettent ce regard. Artiste ? Le mot l'embarrasse : il a trop de respect envers ceux qu'il désigne pour l'endosser. Chez lui, cette humilité appartient à l'inventeur, qui découvre ce qui est. Elle résulte aussi du constat que ce qu'il a ouvert est devenu vulgate, dont se sont emparés aussi bien les amateurs que les services municipaux. Le renoncement à la domestication relève chez eux tantôt de la rédemption, tantôt de l'expiation. Leur revirement se conforme à une nouvelle doxa qui prône avec la défense des écosystèmes la même vertu enragée et enrageante que celle qui érige des écoquartiers durablement dérisoires.
En lui donnant le temps d'une exposition carte blanche, l'association qui gère le prieuré de Saint-Benoît-du-Sault s'est adressée à l'artiste qu'est Gilles Clément. L'essentiel du parcours qu'il a conçu est consacré à la défense et à l'illustration de ses idées et de ses réalisations, dessins, photos, livres et vidéos à l'appui. Il y dévoile cependant une part plus intime. En installant un cabinet de curiosités, il montre un environnement plus personnel, avec des objets a priori énigmatiques mais dans lesquels se retrouve le regard distant, critique, qu'il porte sur sa pratique et ce monde.
Telles ces photos de presse de sportifs prises au moment de leur triomphe, le poing serré et la colère sur les traits : elles dénoncent la compétition, quand s'exprime le malheur avec la victoire. Ou cette feuille séchée de gunnera, plus grande qu'un homme, ou ce miroir composé de particules de mica, dont les reflets volatilisent toute image et avec elle tout narcissisme. Ou encore ces panneaux de signalisation, érigés dans la cour et butinés dans divers pays ; ils avertissent d'un danger ou d'une précaution, passage de chevreuils ou d'enfants, et sont différents selon la culture dont ils sont issus : ils la donnent ainsi à lire dans la manière dont ils les lisent.
Curiosités encore les « imprévisibles », ces dessins irréfléchis pratiqués par Clément pendant des réunions : ils récusent toute intention mais portraiturent invariablement, et inconsciemment, ses interlocuteurs. Ils renvoient à l'art « involontaire », sur lequel il a écrit un traité succinct et dont il déploie encore des figures forcément anonymes, glanées lors de ses voyages, dans lesquelles il voit des œuvres aussi surprenantes que la feuille de gunnera. Une autre salle présente un abécédaire à partir de définitions jadis écrites pour la Biennale de Melle. Ainsi le blanc, dont la place dans le paysage relève le plus souvent de l'artefact, d'une rupture marquée et souvent incongrue, à l'image de l'homme.
« Toutes choses partagent un même souffle… La terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre… Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille… Contaminez votre lit, et vous suffoquerez une nuit dans vos détritus. » Ces paroles sont attribuées à Chief Seattle, chef indien des tribus Dumawish et Suquamish. Elles auraient été prononcées en 1854, lors d'un discours devant les Blancs, à l'occasion d'une négociation ou d'une reddition. Significativement, ce speech, dit dans une langue perdue, a connu plusieurs versions anglaises. La plus récente, écrite en 1970, a fait florès et se rattache à la prise de conscience d'une fragilité et d'un désastre à venir. N'importe l'authenticité de ces mots. Ils planent sur notre planète, sur notre race. Et si Gilles Clément ne les revendiquerait pas, ils résonnent avec les siens quand il déplore, sous l'effet de la financiarisation, l'abdication de l'autonomie du sujet et l'abandon de la seule question qui vaille : comment habiter le monde ? Au fond, Gilles Clément est aussi philosophe.
> À voir : « La vie invente », au prieuré de Saint-Benoît-du-Sault dans l'Indre. Exposition rétrospective produite par l'association de communauté de communes (Marche occitane, Val d'Anglin, Argenton-sur-Creuse, Éguzon, le Parc national régional de la Brenne) et la Maison de l'architecture du Centre. Commissariat : Elke Mittmann ; scénographie : Christophe Moreau ; graphisme : Mahaut Clément. Entrée libre. Tous les jours de 15 h 00 à 19 h 00. Jusqu'au 29 septembre 2013.
> À lire : Belvédère, de Gilles Clément, éd. Tarabuste, Saint-Benoît-du-Sault, 2013, 128 pages, 10,5 x 15 cm, 11 euros. En vente sur le site. Ce texte est une commande du collectif L'art au quotidien qui a monté avec lui une installation-parcours présentée à Saint-Nazaire en mai 2013 et qui sera reprise au château de Dieppe en mai 2014.
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