Richard Scoffier parmi ses étudiants à l'ENSAV |
Richard
Scoffier, architecte enseignant, critique et chroniqueur régulier de da, a fait paraître au printemps un petit
livre, Les Quatre concepts fondamentaux de
l'architecture. Le titre, emprunté au célèbre essai
de Lacan, affiche d'emblée son ambition de refonder les valeurs
éthiques et esthétiques de l'architecture. Maniant l'emphase et
la provocation avec talent, il livre un brûlot stimulant qui devrait
faire bondir plus d'un architecte. Ne rêve-t-il pas en effet d'un
monde ayant apprivoisé l'horreur orwellienne, d'immeubles
parasites qui, dans leur gated communities,
« capteront indument les ressources de leur contexte sans rien
donner en retour »?
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Un monde qui aura renoncé aux vertus obsolètes de l'espace public, dans lequel les habitants pourront être parqués comme des légumes cultivés hors sol ? Dans un monde « désormais fondamentalement post-humain, [qui] ne s'appréhende qu'à travers la stupéfaction et la sidération […]. Il est temps – ajoute-t-il – de penser la ville en faisant correspondre le discours à la réalité. » Orwell ne se serait trompé que sur un seul point : le monde de 1984 pouvait ouvrir la voie de la félicité. Cynisme, provocation ou lucidité régénérante ? Nous avons essayé d'en savoir davantage.
Emmanuel Caille : Pourquoi faudrait-il arracher l'architecture à la modernité ?
Richard Scoffier : Les critères qui nous permettent de comprendre et de juger l'architecture moderne ne sont plus efficaces pour appréhender l'architecture contemporaine. Sous une apparente continuité s'est produit un changement de paradigme. Il n'est plus possible de considérer l'architecture comme le fait par exemple William Curtis, à partir des principes développés par Kenneth Frampton il y a plus de trente ans. Au travers de ce prisme, l'architecture contemporaine ne peut qu'être assimilée à une dégénérescence du modèle moderne et condamnée sans appel. Le régionalisme critique, qui a permis de reformuler les lois de la modernité en intégrant les questions relatives au contexte, a depuis longtemps dépassé sa date de péremption. Tout comme le projet d'une modernité inachevée défini par Habermas à la même période.
Je me suis attaché à replacer les constructions des trente dernières années dans leur actualité afin d'essayer d'isoler les principes qui les régentent. À la manière dont Heinrich Wölfflin parvient, point par point, à construire une esthétique baroque en opposition à celle de la Renaissance dans Principes fondamentaux de l'histoire de l'art. Là où les historiens de l'art ne voyaient qu'altération et décadence du modèle Renaissance, il fait surgir une nouvelle période de l'histoire de l'art possédant ses propres règles.
Fermée sur elle-même, se désintéressant parfois de la lumière naturelle et ne donnant aucune information sur sa structure ou sa destination, l'architecture d'aujourd'hui ne répond en rien aux principes de transparence, de vérité et de fluidité de la modernité. C'est une architecture de parement, d'enveloppe, qui ne veut plus être comprise à l'aide de la phénoménologie ou de l'existentialisme. Comme si les hommes qui habitent en poètes, invoqués par Martin Heidegger au milieu du siècle dernier, avaient disparu. Comme s'ils avaient été remplacés par des animaux fragiles et exposés, décrits par Peter Sloterdijk dans Sphères, réclamant d'être impérativement protégés et isolés de l'extérieur. Plus que sur l'ouverture de l'homme au monde, l'architecture d'aujourd'hui semble se fonder sur la préservation de l'espèce humaine.
EC : Vous dites que le lieu est mort. N'est-ce pas plutôt l'idée de lieu qui évolue ?
RS : J'ai vu des sites se transformer irrémédiablement. Ainsi, la rue Ermou à Athènes, cette rue encore saturée d'échoppes et encombrée de véhicules dans les années quatre-vingt-dix, s'est transformée en peu de temps en rue piétonne internationale avec les mêmes boutiques franchisées qu'à Francfort ou à Singapour, rappelant même une salle d'embarquement d'aéroport. Faut-il le regretter ? N'y a-t-il pas pourtant une profonde jouissance à se sentir partout chez soi, dans un espace continu et sécurisé comme celui que décrit Jean-Christophe Rufin dans Globalia? L'espace global de la consommation n'offre-t-il pas une alternative crédible au paradis terrestre vers lequel tend toute l'architecture occidentale depuis son origine ? Andrea Branzi et ses camarades d'Archizoom ne s'étaient pas trompés en proposant ironiquement dès 1970 des habitations nomades conçues à partir du modèle du supermarché.
Pourquoi concevoir en termes de parcours ? Quand le corps de référence, le corps rayonnant de Vitruve inscrit dans son cercle et son carré, a depuis longtemps été remplacé par le corps handicapé prostré sur son fauteuil roulant.
Pourquoi assimiler l'architecture à un art de la mémoire ? Quand les nouveaux héros de la mythologie hollywoodienne sont amnésiques, comme le Jason Bourne de Mémoire dans la peau ou les personnages alzheimeriens de Memento de Christopher Nolan : des individus errant dans des mondes hostiles à la recherche d'espaces d'oubli et de pardon.
EC : Vous faites l'éloge de l'obscénité, du mépris du contexte et des spécificités. Mais n'est-ce pas justement ce que l'on a reproché à la modernité ? Les valeurs du développement durable ne reposent-elles pas justement sur l'hyper adaptabilité à l'environnement ?
RS : Oui, il a été reproché au Mouvement moderne, notamment dans les années quatre-vingt, de proposer des constructions centrées sur elles-mêmes. Parce qu'elles préféraient développer leur propre logique interne plutôt que de répondre aux données du contexte. La contemporanéité produit, quant à elle, des objets totalement autistiques. Des objets inconditionnés qui ne trouvent pas plus leur raison d'être dans leur structure interne que dans leur site d'inscription. Ils définissent à l'intérieur d'eux-mêmes leur propre paysage, leur propre environnement. C'est vrai des projets de très grande taille que théorise ou réalise Rem Koolhaas (notamment Congrexpo à Lille) ; mais c'est vrai aussi des petits projets, comme la maison Latapie de Lacaton & Vassal à Floirac sur laquelle je reviens dans mon livre.
Il y a au moins deux façons de répondre au développement durable. L'une, moderne, consiste à s'ouvrir sur l'extérieur et à réguler les transferts, en filtrant, en pondérant, en occultant. L'autre, contemporaine, tend à augmenter la masse, l'inertie de la construction et à restreindre de manière draconienne tout échange avec l'extérieur. Ces bâtiments clos, qui s'agrandissent jusqu'à trouver leur contexte en eux-mêmes, sont complètement en phase avec l'esprit des réglementations actuelles. Je pense notamment à l'opération de logements à énergie positive que l'atelier Christian Hauvette réalise actuellement à Chantepie près de Rennes (voir da n° 163, avril 2007). Elle déploie son propre paysage sous la verrière horticole abritant les escaliers et les coursives qui distribuent les différents appartements traversants.
Ces projets réactivent le concept de monade théorisé par Leibniz au XVIIe siècle. Cette unité sans portes ni fenêtres, qui trouve son rapport au monde à l'intérieur d'elle-même. Ils entretiennent aussi des correspondances avec les Monades urbaines de Robert Silverberg, cette contre-utopie de science-fiction fascisante.
EC : Vous parlez de l'impossibilité contemporaine de se représenter physiquement la réalité physique (en tout cas selon les modalités héritées de la Renaissance et de son monde mis en perspective). Mais de cette difficulté croissante à l'impossibilité, n'y a-t-il pas un saut que vous franchissez un peu vite ?
RS : À la Renaissance, les espaces de l'architecture, de la peinture, de la science de la politique, de la philosophie et de la religion ont réussi à se mouler dans une seule et même forme : l'espace perspectif. C'est ce que l'on voit parfaitement dans La Flagellation peinte en 1450 par Piero della Francesca. L'espace de l'expérience, l'espace du visible, où pouvaient être vérifiées les hypothèses scientifiques émises par les Léonard et autres Galilée, était le même que l'espace des rencontres et des débats qui ont permis aux républiques et aux démocraties d'émerger. L'espace centré sur l'homme et sa perception, invoqué par les philosophes, entrait en résonance avec celui de la religion du dieu unique incarné en homme.
Cet espace a explosé depuis longtemps, mais tout le monde fait comme s'il existait encore ! La peinture ne s'intéresse plus à la perspective depuis plus d'un siècle. Les sciences d'aujourd'hui ne sont plus validées par les sens humains mais par les machines. Quant au débat politique, on l'a très bien vu récemment en Égypte et en Tunisie, il ne passe plus par l'espace public mais par le Web et Facebook où l'on se connecte depuis les parties les plus intimes de son logement. Les fenêtres sont désormais masquées par les antennes paraboliques qui permettent de capter les télévisions du monde entier. Et les rues, les places, les avenues, tombées en déshérence, ne servent désormais que de champs de bataille à ces révolutions décidées collégialement ailleurs. Pour quelle raison cet éclatement n'aurait aucune incidence sur la manière de penser l'architecture aujourd'hui ?
EC : Vous décrivez notre condition contemporaine à l'image de l'univers de science-fiction des livres de J. C. Ballard. Nous vivons, écrivez-vous, dans un « monde fondamentalement post-humain ». Vous n'hésitez d'ailleurs pas à assimiler les hommes du XXIe siècle à des tomates ou des concombres cultivés hors sol. En quoi cette vision peut aider aujourd'hui un architecte à concevoir une école ou des bâtiments d'habitation ?
RS : Comme je l'ai développé avec Vincent Jacques dans « Manifestes pour une architecture du vivant », le colloque que nous avons organisé en mai dernier à la Cité de l'architecture : oui, le monde a basculé. La fin de l'homme, évoquée par Michel Foucault dans Les Mots et des choses, s'est subrepticement imposée, sans même que nous nous en rendions compte. Même si cela ne fait pas partie de nos conversations courantes, le droit des animaux existe aujourd'hui. De plus, des pans entiers de nos montagnes et de nos forêts leur sont concédés. L'homme n'est plus au centre du monde. Comme pour les autres espèces vivantes, il s'agit d'anticiper sa disparition pour mieux le prémunir et le protéger. Il est temps, si nous voulons répondre réellement aux problèmes posés par le XXIe siècle, de s'affranchir de tout anthropocentrisme et de penser, avec les philosophes du vivant – de Spinoza à Nietzsche et de Bergson à Guattari – une architecture répondant à ce nouveau contrat naturel.
EC : Vous êtes fasciné par l'architecture inhospitalière de Bernard Tschumi dont vous louez les dispositifs sadiens auxquels elle expose ses occupants. L'architecture doit-elle simplement être le miroir des forces qui déterminent notre contemporanéité, aussi funestes soient-elles, ou bien doit-elle au contraire inventer ce qui rendra ce monde habitable ?
RS : Bernard Tschumi pose radicalement la question de l'usage. Les Modernes concevaient leurs logements autour des mille gestes de l'habiter, comme ces couturiers qui ajustent leur création vestimentaire autour du corps emblématique de leur mannequin fétiche. Mais la ménagère de Le Corbusier est partie sans laisser d'adresse et ces mille gestes se sont atrophiés jusqu'à disparaître dans un monde qui s'est irrémissiblement digitalisé.
À l'engagement physique nécessaire à la gestion de l'habitation s'est peu à peu substitué l'index qui appuie sur l'interrupteur de tel ou tel appareil ménager ou sur tel ou tel clavier. Ailleurs, le pianotement rapproche la plupart des métiers qui ont définitivement perdu leurs cultures gestuelles parfois millénaires.
L'architecture s'est d'abord donnée pour tâche de préserver et de conserver le moindre de ces gestes encore en vigueur en le mettant en exergue ou en vitrine. Le geste de lire, comme l'a fait Louis Khan à Exeter. Celui de se laver les dents ou d'aller aux toilettes, comme ont courageusement cherché à le faire Yves Lion et François Leclercq en concevant leur bande active pour des logements sociaux situés dans des zones urbaines anémiées.
Pour remédier à cet effondrement, Bernard Tschumi est allé plus loin en tentant de concevoir ses bâtiments comme des générateurs d'événements. Portant à son paroxysme le principe de non-coïncidence qui régente le monde d'aujourd'hui, le Studio du Fresnoy à Tourcoing et l'école d'architecture de Marne-la-Vallée voient leurs composants entrer en conflit les uns avec les autres au lieu de converger vers une unité supérieure. Ainsi structure, espaces, usages s'opposent pour produire du court-circuit, du dysfonctionnement. Comme s'il s'agissait de réanimer à coups d'électrochocs une vie sociale en comas dépassé.
EC : En coupant la modernité de sa radicalité, de sa fascination pour les origines (qu'elle se réfère à l'histoire ou au lieu), vous proposez une figure en creux de cette modernité, un système autiste opposé, me semble-t-il, à la réalité contemporaine qui privilégie justement la relation entre le local et le global.
RS : Le village global proposé par Marshall MacLuhan à l'aube de la révolution cybernétique a depuis longtemps implosé. La question n'est plus celle du local dans le global mais celle du global dans le local…
Je ne pense pas qu'un architecte ne puisse pas se poser aujourd'hui la question du contemporain. La question de savoir si oui ou non il construit dans son temps, avec son temps, pour son temps. Fondamentalement, l'architecte est un collaborateur, pas un résistant. Mais je sais bien que de multiples autres positions sont possibles. Notamment celle, plus nietzschéenne, qui consiste à penser que la meilleure façon de comprendre le contemporain reste d'invoquer l'inactuel et l'archaïque, comme nous y invite Giorgio Agamben dans son petit livre, Qu'est- ce que le contemporain ?
> Les Quatre Concepts fondamentaux de l'architecture, par Richard Scoffier, Paris, éditions Norma, coll. « Essais », mai 2011, 115 pages, 25 €.
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