L’Atelier Kempe Thill basé à Rotterdam, associé aux Rennais de l’Atelier 56S (Fanny Landeau et José Prieto) vient d’assurer la maîtrise d’œuvre d’un important projet immobilier au cœur de la métropole bretonne. L’ensemble construit est une grande réussite tant d’un point de vue constructif qu’esthétique et programmatique. La ville y a gagné un nouveau repère, sinon un monument. Ce projet fait partie des lauréats du Prix d'architecture 10+1.
L’esprit du temps est à la remise en cause de la métropolisation et de la spéculation immobilière qui l’accompagne. L’esprit du temps est aussi à cesser de construire encore et toujours plus de bâtiments neufs et à privilégier la réparation et la transformation de ceux qui existent déjà . L’esprit du temps est enfin à l’utilisation des matériaux bios et géosourcés afin de limiter l’empreinte carbone des réalisations architecturales. Dans ce contexte, l’îlot Beaumont qui vient de sortir de terre à proximité de la gare de Rennes peut sembler anachronique. Cette vaste opération de logements, de bureaux et de commerces ajoute des milliers de mètres carrés de surface construite dans une ville malade de sa croissance. Elle se matérialise par un socle surmonté de trois tours massives faites de verre, de métal et de béton. Par son écriture, l’ensemble renvoie ainsi à un imaginaire des trente glorieuses qui, pour être bien présent à Rennes à travers les œuvres de Georges Maillols ou de Louis Arretche, n’est plus vraiment d’actualité. Les apparences sont pourtant trompeuses, car cet ensemble bâti est singulièrement durable, et se révèle être une heureuse exception dans le panorama de l’architecture d’aujourd’hui.
Un formalisme modéré
Inauguré à la fin 2023, l’îlot Beaumont prend place dans la ZAC EuroRennes dont la maîtrise d’œuvre est revenue à la fin des années 2000 aux urbanistes de French Global Project (FGP) et aux paysagistes de l’agence TER. Suivant un plan à la fois organiciste et marqué par la vogue du paramétrisme, un chapelet d’édifices sculpturaux était alors imaginé de part et d’autre des voies SNCF pour former un tissu urbain très dense, et néanmoins poreux. Le groupe Legendre, actif comme promoteur et constructeur, s’est vu alors attribuer une parcelle triangulaire au nord du faisceau ferré, et a organisé dans la foulée un concours pour la conception d’un vaste ensemble immobilier.
Lauréats, André Kempe et Oliver Thill se sont donc trouvés en situation de faire avec cet urbanisme d’objets spectaculaires voulus par FGP, et cela n’allait vraiment pas de soi. Ce duo d’architectes d’origine allemande basé à Rotterdam est en effet plutôt connu depuis une bonne vingtaine d’années pour des réalisations à la géométrie rigoureuse et d’une écriture architecturale aussi savante que retenue. Pour leur projet à Rennes, ils ont su pourtant tirer le meilleur parti des multiples pans coupés imposés par les urbanistes, et ont ainsi dessiné trois émergences subtilement pyramidales. Ce formalisme modéré leur a permis d’élargir les failles qui les séparent, et d’ouvrir au maximum les vues depuis les espaces intérieurs tout en générant 25 000 m2 de surface de plancher. Une fois la volumétrie décrite, l’enjeu a été pour les architectes d’imaginer un système constructif aussi performant qu’économique et élégant.
La structure comme expression architecturale
L’architecture de Kempe Thill en général, et en particulier celle mise en œuvre à Rennes, procède d’une réflexion qui articule technique et esthétique. Pensée à partir de noyaux et de façades porteuses, la structure contribue de manière essentielle à l’expression architecturale. Concrètement, les planchers prennent appui sur un exosquelette en béton composé de poutres et de poteaux biseautés qui ont été fabriqués en usine à moins de 20 kilomètres de là . La tradition rationaliste dont se revendiquent les deux architectes allemands rencontre ici compétence de l’entreprise française de gros œuvre Legendre, qui se trouve appartenir au même groupe que le promoteur. Le resserrement d’étage en étage de l’ossature se fait par raccourcissement de la longueur des poutres de rive et par une mise en retrait d’une dizaine de centimètres de la façade à chaque niveau – ce qui a nécessité d’apporter des solutions innovantes en termes de descente de charges et d’écoulement des eaux de pluie. Comme dans d’autres réalisations récentes1, la préfabrication d’éléments en béton savament dessinés a permis aux architectes d’imaginer des façades qui sont très pérennes et nécessiteront à l’avenir peu d’entretien. La perception depuis l’espace public ou d’une tour vers l’autre est celle d’une grille puissante dont le pas se réduit progressivement en montant dans les étages. L’identité et l’unité de ces trois édifices qui n’en font qu’un est de facto très forte. Il s’en dégage une monumentalité et un ordre régulier qui défient l’obsolescence culturelle, et ainsi contrastent avec les bâtiments aux formes arbitraires, chahutées et fragilement capotées de métal et qui se dressent de l’autre côté des voies ferrées. Une page de l’histoire de l’architecture contemporaine est ici heureusement tournée.
Un plan libre, mais pas neutre
Si l’ensemble conçu par les ateliers Kempe Thill et A56S dignifie le paysage urbain rennais, sa visite confirme sa pertinence en termes d’accueil du programme. Au niveau du rez-de-chaussée, l’îlot n’en est pas vraiment un puisque l’espace de la rue se prolonge sans entrave dans les failles paysagées. Les différents commerces et noyaux de circulation sont reliés par une galerie interne. À partir de là , on accède aux deux tours de bureaux et à la tour de logement. Les premières procèdent de plans libres, mais pas neutres. L’absence de murs porteurs permet toutes sortes d’aménagements intérieurs, mais le non-parallélisme des façades engendre de multiples orientations et échappées visuelles qui caractérisent une diversité de sous-espaces. Les grandes baies toute hauteur donnent alternativement sur le faisceau ferré, sur l’une des deux autres émergences du complexe, ou côté nord sur le centre-ville de Rennes. La tour de logement est à la fois plus étroite, plus haute et en partie gradinée. Là aussi, le plan de niveau est libre avant son découpage. Les premiers niveaux accueillent une résidence longs séjours, ceux du milieu des logements sociaux, et la partie supérieure de la tour des appartements en copropriété. À chaque niveau, séjours et chambres sont baignés de lumière notamment grâce au biseautage des poutres et poteaux de la façade porteuse. La qualité des espaces et l’antifonctionnalisme du plan sont à l’évidence un autre gage de durabilité pour cet ensemble immobilier des plus denses qui se présente comme un antidote à l’urbanisation centrifuge dont souffre la ville de Rennes. Certes fortement émetteurs de CO2, le béton, le métal et le verre sont ainsi utilisés à bon escient, avec mesure, dans le cadre d’un projet qui assurément interroge l’esprit du temps.
1. Par exemple, les deux tours de logements conçues par ANAU et DATA dans la ZAC Chapelle International à Paris (voir l’article paru dans le n° 306 de d’a, avril 2023).
[ Maître d’ouvrage : Legendre immobilier – Maîtres d’œuvre : Atelier Kempe Thill (mandataire) et Atelier 56S – Ingénierie générale : Egis – Structure béton : Legendre Construction – Structure métal : OMS – Menuiseries extérieures : Alu Rennais – Surfaces : 12 000 m2 de logements, 11 600 m2 de bureaux et 123 places de parking – Coût : 40 millions d’euros – Calendrier : concours, mai 2018 ; début de chantier, septembre 2020 ; livraison, septembre 2023 ]