Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal |
Présentiel ou distanciel ? Je choisis de m’enfoncer
dans la rue d’Avron, toujours animée, pour marcher droit devant moi dans la
nuit. Après la traversée toujours un peu anxieuse du périphérique, je parviens Ã
Montreuil au 80, avenue de Paris, où Anne et Jean-Philippe m’attendent. Ils m’offrent
de l’eau dans un verre en pyrex et nous nous dirigeons vers la table de réunion
située à l’extrémité du plateau ouvert, où quelques collaborateurs s’affairent
silencieusement sous les lumières bleues de leurs écrans. Nous conservons nos
masques, ce qui n’empêche pas, hors micros, à la discussion de démarrer instantanément. |
D’a : Votre démarche est-elle toujours fondée sur l’économie du projet ?
Jean-Philippe Vassal : Oui, les travaux que nous avons menés depuis l’origine nous ont permis d’accumuler un réel savoir sur la maîtrise des coûts et sur l’économie du projet. Un savoir qui nous a permis de sortir du cadre actuel, totalement étouffant avec ses programmes très précis et ses budgets très resserrés qui lient les mains des concepteurs. Ce carcan réduit les ambitions des projets, ne permet d’exécuter que partiellement certaines idées et oblige la plupart des réalisations à naître mal formées ou prématurées.
Dans la Maison Latapie, le FRAC de Dunkerque, la
Cité Manifeste de Mulhouse ou l’École d’architecture de Nantes, nous nous
sommes toujours attachés à développer des espaces possédant prioritairement des
surfaces suffisantes pour s’ouvrir à une multiplicité de possibles, sans
forcément avoir des finitions très sophistiquées. Pour y parvenir nous avons cherché
à changer les règles et à expérimenter d’autres manières de concevoir et de
construire.
Anne
Lacaton :
Dès la Maison Latapie, nous avons compris que l’économie ne doit pas être
considérée comme un objectif en soi, mais comme un moyen de comprendre ce qui
est important dans un projet et ce sur quoi qu’il ne faut pas transiger. Pour
nous, le budget n’est pas une contrainte, mais un révélateur qui nous oblige à hiérarchiser,
à faire un tri entre des choses qui sont essentielles et pour lesquelles nous
devons nous battre et d’autres qui le sont moins ou ne le sont pas. Il nous
aide ainsi à tout mettre en œuvre pour réaliser les premières tandis que les secondes
seront peut-être exécutées plus tard. Quand nous parlons d’économie du projet, ce
n’est pas pour faire avec moins, c’est au contraire pour faire émerger l’essentiel
de ce que nous voulons faire.
D’a :
Mais comment faites-vous quand vous n’avez pas cette contrainte du budget ?
JPV : Après avoir réalisé le
pôle universitaire à Bordeaux – un projet très complexe imbriquant des
bureaux et des amphithéâtres sur un terrain très contraint, obligeant à une
forte densité –, nous avons été appelés à Saclay pour le concours de l’École
normale supérieure, remporté par Renzo Piano. Où le terrain était deux fois
plus grand pour un budget dix fois plus important. Ce qui nous a gênés d’emblée.
Le pôle universitaire de Bordeaux, c’est sans
doute l’un des projets sur lequel nous avons le plus travaillé, car il fallait
résoudre des questions très complexes. Et nous n’avons pas compris pourquoi la
maîtrise d’ouvrage de l’ENS nous demandait les mêmes prestations pour un budget
cinq fois supérieur. C’est une chose nous ne savons pas faire et que nous ne
voulons pas faire.
AL : La même situation s’est
reproduite quand nous avons été invités au concours pour la réinstallation du nouveau
musée de Londres, le musée de l’histoire de la ville, qui se trouve actuellement
dans le Barbican Centre.
JPV : La collection est très
étrange. On y trouve à la fois des silex de la période préhistorique et des
mini-jupes de Marie Quant, des reconstitutions d’une maison de l’époque romaine
et d’une rue du XIXe siècle, le carrosse doré du maire de la
cité et les disques des Beatles. La Ville projetait de l’installer à proximité
dans de marché de Smithfield, réservé à la vente de la viande en gros. Un
ensemble de bâtiments composé notamment d’une halle victorienne possédant une
charpente métallique très fine. Ces constructions avaient en outre la
particularité d’être posées sur un réseau souterrain de desserte associant des
d’entrepôts voûtés en briques et des voies ferrées reliées à la gare de
Farringdon. Ce lieu – qui possédait, en surface, des parties très
lumineuses et, en sous-sol, d’amples espaces sombres – était déjà en lui-même
un espace muséal, dans lequel il n’y avait rien d’autre à faire que de la muséographie.
Il réclamait encore moins d’interventions que
le Palais de Tokyo à Paris. Tout était donné, il n’y avait plus qu’à distribuer
les éléments du programme et les collections en fonction des dimensions et de
la luminosité des espaces existants. Mais il fallait utiliser un budget de
130 millions de livres alors que la moitié de cette somme était à fait
suffisante pour réaliser cet aménagement.
Notre manière de procéder a intrigué le jury,
avec lequel nous avons eu une longue discussion lors de la présentation. Ils
ont très bien compris que le fait que dépenser plus d’argent que nécessaire,
comme nous l’affirmions, pouvait complètement faire déraper l’opération. Mais
ils étaient prisonniers d’un système où les donateurs, sur lesquels reposait le
financement de l’opération, étaient plus faciles à mobiliser pour un très gros
budget qu’un petit.
D’a :
Vous avez participé récemment à un concours similaire – le réaménagement
des espaces libres sous la dalle de la Défense – que vous avez aussi
perdu.
AL : Ces espaces sous la
dalle sont fantastiques, d’abord et surtout parce qu’ils sont cachés et
secrets. Pour nous, il restait essentiel de conserver leur caractère de cavernes
archaïques involontairement engendrées par une vision moderne et progressiste de
l’espace urbain. Nous n’avons pas cherché à les mettre en relation les uns avec
les autres parce qu’ils sont enclavés par des tunnels et par des voies. Et nous
ne voulions pas non plus les ouvrir sur la dalle. Aussi seules cinq entrées
– cinq puits – étaient créées pour régler les questions de sécurité
incendie et relier ces improbables fosses sombres à la surface. Par ailleurs
certains de ces espaces interstitiels avaient déjà été requalifiés par des
interventions artistiques, notamment Le Monstre
de Raymond Moretti, une œuvre protéiforme occupant un espace de plus de 1 000 m2,
et La Défonce de François
Morellet.
JPV : L’architecture, aujourd’hui,
c’est avant tout observer et comprendre des situations. À la Défense, ce sont des
tours où des milliers et des milliers de gens viennent travailler tous les
jours, une grande dalle déserte et un sous-sol mystérieux. Une fois que l’on a
décrit en quelques mots cette réalité, la demande – comment créer une
interaction entre ces trois espaces ? – peut trouver sa solution. Le
simple fait que ces espaces soient contigus et que l’on puisse très facilement les
faire communiquer entre eux par des percements et des passages est amplement suffisant
pour « faire projet ». Il faut savoir faire le deuil des poteaux, des
poutres, des structures, des verrières, quand le déjà -là est d’emblée
totalement sidérant. Mais ça, il faut pouvoir le voir.
AL : L’important, c’est le
regard que l’on porte sur les choses. Comment on appréhende un lieu, comment on
rend compte des gens qui l’occupent, comment on prend du temps à observer toute
cette diversité. Il y a beaucoup de lieux comme ceux que nous venons d’évoquer
qui existent déjà et qui sont suffisamment structurés, mais qui ont juste
besoin d’un tout petit coup de pouce pour pouvoir s’affirmer.
D’a :
Mais ça, c’est une stratégie chez vous…
JPV : Tapis sous la dalle, les
15 000 m2 inexploités offraient déjà , tels quels, un
potentiel d’utilisation immédiat et Paris la Défense avait prévu un budget
de 15 millions d’euros pour une préfiguration, c’est-à -dire la réalisation
d’une petite partie du projet global. Un montant amplement suffisant pour mettre
en Å“uvre notre proposition dans son ensemble.
AL : Cet espace n’était
intéressant que dans sa totalité. N’en réaliser qu’une partie, même
provisoirement, était, à notre avis, un grave contresens. Ça encourageait à construire
une première tranche très finie qui masquait l’ampleur de l’espace caché au
lieu de la révéler. La caractéristique essentielle de ce site, c’était son
ampleur insoupçonnée, la possibilité de traverser des séquences très
différenciées réclamant de monter et de descendre sans cesse. Une fois les
problèmes d’accès à ce paysage enfoui réglés, il n’était pas nécessaire de
compliquer les choses et d’en rajouter.
Nous avions fait faire des mesures d’atmosphère
en différents points des espaces souterrains, l’ensemble développait une telle
inertie que la température restait constante, d’une stabilité incroyable,
rendant immédiatement possibles de multiples activités.
D’a :
Les ambiances semblent toujours très importantes dans votre travail.
JPV : Oui, c’est une chose
que nous développons, l’étude de tout ce qui ne se voit pas mais rend un espace
vivable, agréable. On peut facilement résoudre des problèmes écologiques
majeurs en mettant en place des dispositifs relativement simples de ventilation
naturelle. Par exemple créer un courant d’air rafraîchissant dans un lieu fermé
permet de lui accorder une profondeur sensorielle qui est aussi importante que
la profondeur visuelle.
C’est là -dessus qu’aujourd’hui les budgets dérapent :
ce n’est pas sur la structure ou sur l’enveloppe, mais c’est sur la question des
fluides, de l’éclairage, de la ventilation. Alors qu’en réalité ces questions peuvent
se traiter de manière simple et performante en se fondant sur l’expérimentation
sensorielle. Actuellement nous travaillons avec une jeune équipe anglaise d’ingénieurs
sur l’environnement et, avant le projet, quand on a la possibilité de visiter
les lieux, nous posons des capteurs et nous analysons les caractéristiques des
ambiances existantes de la même façon que l’on fait habituellement des études
techniques de sol. Pour connaître quelle est l’atmosphère réelle, et pour
savoir immédiatement ce que l’on doit accentuer ou atténuer – en matière d’humidité
ou de chaleur – pour rendre cette ambiance la plus agréable possible.
D’a :
Vous aviez repris dans un de vos projets un système de ventilation très
rudimentaire observé dans un élevage industriel…
AL : Oui, nous avions observé
l’efficacité d’un système de ventilation très simple utilisé dans un hangar d’élevage.
Nous l’avons ensuite employé pour la cave viticole d’Embres-et-Castelmaure que
nous avons réalisée dans les Corbières.
JPV : Les élevages
industriels sont des structures de serre où règne une chaleur infernale. Le dispositif
de ventilation et de rafraîchissement que nous avions remarqué était basé sur l’évaporation
d’eau, qui peut faire baisser la température ambiante de 10 à 15 °C.
AL : Là , c’était simplement
une paroi de carton nid-d’abeilles, humidifiée en permanence, avec en face d’elle
un ventilateur qui activait l’évaporation et créait un courant d’air capable de
rafraîchir l’ensemble de l’espace.
D’a :
Vous vous intéressez finalement à beaucoup de choses…
AL : Les projets d’architecture
amènent, en règle générale, à travailler sur de nombreux sujets. C’est
essentiel d’être curieux, de profiter de toutes les opportunités qui nous sont
offertes pour accumuler des connaissances, afin de mettre ce savoir au service
de nouveaux projets, en les déplaçant, en les détournant.
JPV : Une des étapes
importantes de notre parcours a été l’Afrique, où je suis parti pour faire une
année de coopération et où nous sommes finalement restés cinq ans. Je
travaillais sur des projets d’aménagement du territoire. Sur de tout petits
villages victimes de la désertification autour desquels des populations nomades
venaient se regrouper au risque de les étouffer. Il fallait trouver des solutions
rapides pour permettre à ces agglomérations de retrouver leur respiration. Nous
allions sur le terrain, nous posions des bornes, nous tracions sur le sol la
direction des voies et les emplacements des équipements collectifs : école,
dispensaires, maternité. Puis le maire vendait les parcelles restantes et, six
mois après, tout était construit…
Mais ce que nous avons surtout appris là -bas, c’est
moins l’urbanisme que la manière dont les gens fabriquaient les choses avec
presque rien. Il y avait une poésie brute et puissante dans ces créations Ã
partir d’un bout de tissu, d’un bâton. Mais aussi dans les réparations qui établissaient
des liens entre les objets : ainsi le fait de prendre une pièce du moteur
de sa voiture et de l’utiliser pour réparer son réfrigérateur… Démontage,
remontage, manipulation libre des composants – parfois non dénués d’humour –
ouvraient de nouvelles perspectives, très éloignées de l’asservissement à l’objet
de la société occidentale…
AL : Dans ce travail de terrain,
il n’avait pas ni plan, ni document à part peut-être une carte topographique. Sur
place, il y avait toujours un ancien qui connaissait les vents ou les lits
invisibles empruntés par les rivières qui se formaient spontanément quelques
fois dans l’année, à l’occasion des fortes pluies qui emportaient tout sur leur
passage.
D’a :
Et au retour d’Afrique ?
JPV : Dès notre arrivée en
France nous avons mis au service de nos projets la compréhension des situations
et la manipulation des composants acquis en Afrique. Ainsi notre maison dans
les arbres au cap Ferret découle à la fois de l’analyse du site – un sol
instable sous une canopée – et d’une combinaison d’éléments : la
maison fusionne avec les arbres qui la traversent. Observer et prendre en compte
les potentialités d’un site et fabriquer une nouvelle situation, c’est aussi ce
qui nous a amenés à dédoubler l’ancienne halle à bateaux pour le FRAC à Dunkerque…
Anne et moi restons fascinés par Mies van der
Rohe, par la rigueur de ses structures très fines, par le minimum de matière
employé. Par contre, il est impossible maintenant de ne pas tenir compte de l’espace
existant et de projeter sur une table rase comme il le faisait. Aujourd’hui,
être moderne, continuer le mouvement moderne passe par la reconnaissance de la
ville existante, mais aussi par la prise en compte des contraintes instaurées
par les lois du marché comme par l’écologie.
AL : Le déjà -là doit
toujours être considéré comme prioritaire. Ce qui existe a l’avantage d’exister,
on doit le préserver et le comprendre pour pouvoir parfaitement s’y adapter.
D’a :
Votre approche semble aussi parfois rejoindre celle de Patrick Bouchain, qui
remonte en amont pour voir si la question est bien posée.
AL : Oui, nous ne nous lançons
jamais dans un projet en partant immédiatement et directement du programme qui
nous a été donné, nous cherchons d’abord à comprendre les conditions qui ont
rendu cette commande possible.
JPV : C’est ce qui explique
aussi que nous avons perdu la plupart des consultations auxquelles nous avons
été invités. Nous avons très souvent été déclarés hors concours pour avoir
reposé la question différemment. Et pour Nantes, par exemple, c’est un miracle
que nous ayons pu gagner, car les commissions techniques nous avaient
pratiquement éliminés : ce sera trop cher, ce sera trop grand, ce ne sera
pas chauffé, les étudiants ne pourront pas travailler… Les concurrents ensuite
nous ont attaqués parce que nous proposions de construire 25 000 m2
alors qu’il en était demandé 12 000, même si nous le faisions avec le même
budget.
AL : Sur l’île de Nantes, nous
étions dans une zone où les espaces publics, aménagés par Alexandre Chemetoff,
étaient déjà très nombreux. Nous avons compris tout de suite qu’il ne fallait
pas en rajouter, en aménageant notamment un parvis devant l’école comme le
programme le sous-entendait. Nous avons préféré tirer l’espace public à l’intérieur
de l’établissement.
JPV : Ça fait dix ans que l’école
est terminée, nous y allons de temps en temps pour voir ce qui s’y passe. On y
fabrique des maquettes à l’échelle 1, on y rencontre des étudiants d’autres
établissements – notamment de l’École centrale – venus utiliser ce
grand terrain d’expérimentation unique en son genre, des metteurs en scène et
leur troupe qui répètent ou construisent des scénographies avec la
participation des étudiants de l’école. Sur le toit, dès le printemps ont lieu
des performances et des séances de cinéma de plein air organisées dans le cadre
d’une coopération avec Le Voyage à Nantes…
Ce grand espace libre et protégé crée des
capacités, des possibilités, des mouvements, des dynamiques. Dans l’ancienne
école, il y avait trois associations d’étudiants, il y en a maintenant près d’une
vingtaine…
D’a :
Le projet est donc un générateur de possibles ?
JPV : Il faut échapper au
programme, à la sécheresse du programme… Même quand on fait un appartement, il
faut se libérer la tête des 9 m2 de la chambre et des 8 m2
de la cuisine. Pour la Cité Manifeste à Mulhouse, nous avons dessiné des
terrasses, des jardins d’hiver, des ouvertures dans le toit. Même dans le
logement social, qui est sans doute la commande la plus contraignante, il faut imaginer
des espaces qui ne correspondent pas à des usages précis et qui en déterminent
d’autres que nous ne connaissons pas encore.
Nous avons récemment été invités au FRAC Centre
par Abdelkader Damani pour une exposition qui s’appelait « Nos années de
solitude ». Et nous avons développé l’idée d’une solitude positive, où par
exemple on est seul dans son séjour, les fenêtres grandes ouvertes, et on
regarde le ciel. On est plongé dans la ville et son logement peut être un outil
pour s’en libérer, pour s’en extraire. Un instrument qui permet parfois d’échapper
au monde pour se recentrer sur le fil de ses propres pensées.
D’a :
La grande habitation a beaucoup d’importance pour vous. Dans l’entretien avec
André Kempe paru dans Arch+, Anne
critique la notion de petits logements complétés par les services et les
équipements urbains…
AL : Oui, nous ne sommes
pas d’accord avec l’idée qui semble communément admise de construire de petits
logements en pensant que les services urbains – les bibliothèques, les
crèches, les cafés, les restaurants… – viendront remédier à leur exiguïté
tout en permettant aux gens de se rencontrer et d’échanger. Il ne faut pas
opposer l’espace du logement et celui de l’équipement. Et il ne faut pas Ã
restreindre le logement qui, pour le plus grand nombre, reste le lieu
privilégié de la vie quotidienne. Un logement généreux – dans lequel on
peut facilement inviter ses amis, ses voisins… – est aussi un lieu de
rencontre et de socialisation.
La maison, ce n’est pas une construction comme
une autre : c’est un monde. C’est réapparu comme une évidence pendant le
confinement, quand les petits appartements ont montré leurs limites, quand les
gens qui le pouvaient ont fui la ville pour retourner dans leur maison
familiale, dans des habitations plus grandes en province ou même en pleine nature.
Les gens se sont rendu compte dans la
souffrance que, le logement, ce n’était pas seulement un lit pour se reposer
après le travail et la vie sociale. C’est redevenu brutalement le bureau, la bibliothèque,
l’école, la fac : le lieu matriciel d’où tous ces équipements sont issus. Le
confinement d’ailleurs n’a créé aucune situation nouvelle, mais il a révélé les
carences de notre système.
JPV : Karine Dana a filmé une
série de dix courts métrages de trois minutes sur nos projets – Maison Latapie,
FRAC Dunkerque… – intitulés Construire
l’échappement. Elle a réalisé ces films pour montrer que chaque projet peut
être appréhendé comme une mécanique qui pousse ses utilisateurs à conquérir
leur liberté. C’est valable pour les logements mais aussi pour les équipements.
L’École d’architecture de Nantes, le FRAC Dunkerque sont aussi des lieux que l’on
s’approprie et que l’on habite.
D’a :
Vous donnez beaucoup de liberté aux gens qui vivent dans vos logements, mais cette
liberté n’est pas donnée sans contreparties. Dans la tour Bois-le-Prêtre, celui
qui ne fermera pas ses rideaux, n’ouvrira pas ses fenêtres l’été ou ne fera pas
l’inverse l’hiver en subira les conséquences…
AL : Les logements de la tour,
comme beaucoup de logements que nous avons réalisés, font appel à la
participation et même à un certain engagement de leurs occupants, mais en même
temps ils leur apportent quelque chose de plus que les logements standards ne leur
donnent pas.
JPV : C’est drôle, nous
travaillons actuellement à un ouvrage sur les serres avec un thermicien, et cet
après-midi nous sommes arrivés à la conclusion qu’il faut favoriser des
systèmes passifs avec des occupants actifs plutôt que l’inverse : des
systèmes actifs – utilisant la domotique – et des habitants passifs. Dans
un système passif, dès que l’on a froid, dès que l’on a chaud, on se lève et on
ferme ou on ouvre pour réguler l’ambiance thermique dans laquelle on se trouve,
tandis que le système actif ne demande rien.
Cette opposition permet aussi de reposer la
question du confort. Est-ce que le confort, c’est être soumis à des systèmes
qui nous dépassent et dont nous sommes dépendants, ou est-ce au contraire d’en
dominer de plus simples qui restent à notre échelle et nous permettent de développer
de nouvelles compétences ? Que nous allions maintenant à Nantes ou Ã
Mulhouse, nous sommes toujours surpris par ce que ces systèmes passifs ont engendré,
par ce que font les étudiants de l’école d’architecture ou des habitants de la
Cité Manifeste…
D’a :
Vous faites partie des rares architectes français connus à l’étranger. Vous
êtes invités à des consultations internationales à Londres, à Berlin, à Zurich,
à Oslo… Vous avez obtenu des prix prestigieux : Équerre d’argent, Grand
Prix national, prix Mies van der Rohe… Où en êtes-vous maintenant ?
JPV : Nous venons de livrer
une tour mixte à Genève dans le quartier du Chêne-Bourg pour les Chemins de fer
fédéraux suisses sur des terrains leur appartenant, à proximité de l’une des
cinq gares dessinées par Jean Nouvel pour la nouvelle ligne qui connectera le
canton à la France. C’est une tour mixte avec un rez-de-chaussée dédié au
commerce, cinq étages de bureaux et seize étages de logements. Nous avons
développé pour les niveaux de logements un système de doubles parois sur quatre
côtés, protégeant des jardins d’hiver, des galeries qui peuvent avoir des vues
dégagées sur les arrière-plans montagneux…
AL : Nous avons un petit
projet en chantier à Mulhouse, des logements pour des retraités, avec le maître
d’ouvrage de la Cité Manifeste.
JPV : Nous travaillons aussi
actuellement sur un concours important en Suisse : l’aménagement d’un site
industriel que nous conserverons pour construire au-dessus afin de permettre Ã
l’ancien et au nouveau de s’interpénétrer. Nous réfléchissons à une tour, conçue
comme un point d’acupuncture, traversant l’existant, qui conserverait ses
activités : toujours l’idée de préserver et de superposer.
D’a :
Vous étonnez parfois, notamment dans les projets conçus avec Frédéric Druot…
JPV : C’est très agréable de
collaborer avec lui. Nous avons travaillé ensemble sur la réhabilitation de
barres et de tours – sur les immeubles du Grand Parc à Bordeaux comme sur
la tour Bois-le-Prêtre à Paris. Mais nous avons aussi participé à plusieurs
concours, notamment à Saclay pour l’ENS et le Learning Center, qui réclamaient
des solutions très spécifiques. À Saclay, il faut le dire, c’est assez
désespérant, il n’y a rien ! C’est un ancien terrain agricole tout plat et
notre projet de Learning Center tentait d’inséminer ce qui n’existe pas sur le
site : une histoire, une mémoire. C’est pour cela que nous avons imaginé
cette masse cristalline qui – avec ses tours d’angles rondes et ses toits
pointus – ressemblerait à un château de la Loire. Nous sentions qu’il
fallait créer un événement un peu décalé et nous avons donné à cette structure
très fine, très miesienne, la silhouette d’Azay-le-Rideau ou de Chenonceau, sur
lesquels Frédéric travaillait à l’époque…
AL : Ce projet peut
paraître très différent des autres, mais il en partage les prémisses. Il
interroge en amont la commande qui présentait ici de multiples contradictions. Notamment
de demander d’inventer une histoire sur un site qui n’en avait pas, ce à quoi
nous avons répondu.
JPV : Mais nous avons
réalisé des projets décalés du même type. Par exemple le café de l’Architektur
Zentrum, aménagé à Vienne dans une partie des anciennes écuries impériales. Nous
sommes intervenus seulement pour recouvrir les voûtes existantes de céramiques
fabriquées à Istanbul, pour rappeler cette étrange proximité historique entre l’Europe
centrale et l’Orient qui affleure dans toute la ville. Nous avons travaillé
avec une jeune artiste turque vivant à Vienne qui a dessiné les motifs des
carreaux.
AL : Le projet pour le
concours du musée de la ville de Guangzhou appartient aussi à cette famille. Des
plateaux d’exposition traversés par une sculpture monumentale représentant les
cinq béliers mythiques fondateurs de la ville. Tout comme le pôle universitaire
de Bordeaux et ses rosiers en façade. Ce sont les sites qui appellent parfois
ce type de réponse.
D’a :
Le projet lauréat pour le concours pour un ensemble immobilier à côté du MEETT
à Toulouse, que nous présentons dans ce numéro, est aussi assez perturbant avec
la sous-face du premier niveau qui forme un baldaquin au-dessus du
rez-de-chaussée laissé libre…
JPV : C’est un principe que
nous avons utilisé à de nombreuses reprises : dans la maison dans les
Landes et pour un concours perdu d’écoquartier à Saint-Nazaire auquel nous
tenions beaucoup. Nous avions proposé des bâtiments hissés à plus de 10 mètres
de haut sur de hauts pylônes, plongeant dans l’ancienne forêt primaire qui occupait
le site en la perturbant le moins possible. Nous devions faire 500 logements
et nous avions tout surélevé pour former une canopée en perturbant le moins
possible le sol afin que la nature puisse reprendre ses droits, l’ensemble
étant desservi par un réseau de passerelles très fines.
D’a :
Avez-vous des regrets ?
JPV : Parfois c’est dur,
parfois il faut se battre. Mais dans le fond nous nous sommes beaucoup amusés
quand nous étions à l’école et nous prenons toujours beaucoup de plaisir Ã
faire des projets. Nous n’avons jamais fait des choses que nous ne voulions pas
faire, tout en restant à l’écoute de nos clients, qui ont eu l’impression de s’embarquer
avec nous dans la même aventure…
AL : Nous avons fait
attention à ne pas faire trop de projets à la fois pour avoir le temps de les
développer correctement, tout en conservant une équipe de taille limitée. Nous
avons de même cherché à maintenir un équilibre entre des concours importants, porteurs
de problématiques intéressantes, et le suivi de constructions plus modestes qui
nous permettent de rester en contact avec la réalité.
D’a :
Auriez-vous des conseils à donner aux jeunes architectes ?
AL : Faire attention aux
gens, aux lieux, aux choses qui peuvent paraître à première vue triviaux. Et
quand on fait un projet, ne jamais lâcher sur ce que l’on pense important. C’est
un métier que l’on ne peut pas faire sans conviction.
JPV : Aller dans les
bibliothèques et s’intéresser à l’histoire de l’architecture, à la modernité
comme à l’architecture vernaculaire. S’inspirer des grands architectes et de
leurs œuvres. Regarder leurs plans et leurs coupes et en éprouver la beauté comme
les musiciens éprouvent silencieusement celle de la musique en lisant des
partitions. Oublier les monuments qui ne sont plus trop de notre époque et trouver
la poésie qui gît, cachée, au milieu des choses les plus simples.
Je sors du métro, par un long escalator, place des Fêtes, cette anomalie dans Paris. Des tours uni… [...] |
5, rue Curial, 11 h. Le Centquatre est encore fermé, j’interpelle un vigile à travers la grille … [...] |
Après avoir composé le code de la porte, je quitte la bruyante et cosmopolite rue d’Avron pour b… [...] |
À l’occasion de la diffusion du film Architectes de campagne* réalisé par Karine Dana, la Gal… [...] |
L’immeuble des Tiercelins, la première réalisation de cette agence créée à Nancy dès la fin… [...] |
Une panoplie impressionnante de dessins, de maquettes et d’objets collectionnés au fil des anné… [...] |
Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
Vous n'êtes pas identifié. | |||
SE CONNECTER | S'INSCRIRE |
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |