En temps de guerre, lorsque l’essentiel est de sauver sa peau, on pourrait croire que l’architecture est la dernière chose qui compte. Depuis l’ère industrielle, le bombardement n’incarne-t-il pas la volonté même de détruire l’architecture ? En 2011, l’exposition de Jean-Louis Cohen – « Architecture en uniforme » – avait déjà montré combien la période de la Seconde Guerre mondiale avait pourtant été fertile en réflexions, en posant bien souvent les fondements de ce que serait la reconstruction.
En frappant intentionnellement les habitations et le patrimoine ukrainien, la guerre d’agression russe fait aujourd’hui ressurgir du passé les images dramatiques des destructions de Guernica ou du Havre. Peut-il encore y avoir une place pour penser l’architecture sous ce régime de terreur ? Oui, répondent sans hésiter les architectes ukrainiens et leurs étudiants. Et ils ne se contentent pas de travailler à protéger et à reloger dans l’urgence les déplacés et les victimes des destructions ; alors que le conflit engendre une catastrophe écologique d’une ampleur considérable, leurs réflexions s’ancrent d’emblée dans les questions de la transition environnementale, que ce soit pour les nouvelles constructions, la réhabilitation du gigantesque parc de logements hérité de l’époque soviétique – pour laquelle nous avons fait dialoguer à distance Anne Lacaton et Oleg Drozdov – mais aussi pour les manières de recycler les millions de tonnes de gravats qu’engendrent chaque jour les bombardements. Ils puisent dans leur tragédie une créativité empreinte de l’espoir que le monde d’après soit meilleur que celui d’avant. Ce conflit est aussi pour les Ukrainiens un choc culturel qui les oblige à regarder leur patrimoine, profondément intriqué avec celui de leur voisin envahisseur, dans une perspective décoloniale. Autant dire que l’Ukraine pourrait bien se tenir aux avant-gardes de nos propres interrogations.
Emmanuel Caille
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