Lutte des classes
Il y a un an, nous publiions pour la première fois le tableau des 200 premières agences françaises d’architecture classées par chiffres d’affaires. Les réactions se partagèrent entre intérêt, amusement et malaise. Nous avions pourtant pris grand soin d’éviter toute confusion entre ce classement et un quelconque classement qualitatif. L’implacabilité des chiffres semblait soudain gêner ceux qui voulaient ignorer la réalité : il y a aujourd’hui davantage d’agences de grande taille, elles ont tendance à rafler la meilleure partie de la commande et leur production peut aussi être de qualité. La complexification technique de la construction et l’hypertrophie du carcan administratif et réglementaire deviennent si pesantes qu’il est de plus en plus difficile pour les petites structures d’atteindre le degré d’excellence auquel leur talent peut légitimement prétendre. Dans une profession où la figure exemplaire demeure celle de l’artiste maudit, de préférence solitaire, détaché des choses matérielles et fuyant toute forme d’autopromotion, la présence de grosses agences – avec leurs gestionnaires, leur service de communication et de prospection du marché – est vite perçue avec hostilité. Cette situation est pathogène d’une schizophrénie qui est sans doute davantage à l’origine du malaise que notre classement. Car, et nous sommes bien placés pour le vérifier chaque jour, la posture dans laquelle s’érige l’artisan poète – le saint-ermite-de-l’espace-révélé-sous-le-rayon-sacré-de-la-lumière – résiste difficilement à la première tentation de l’économie de marché. Oui, il y existe de grandes agences prédatrices de commandes, dont le travail n’honore pas l’architecture. Mais il n’y en a pas davantage que de petites agences incompétentes et à la production médiocre. Il reste que la disparition des petites structures serait catastrophique pour la vitalité de l’architecture et l’émergence de nouvelles générations d’architectes. Elles ne pourront malheureusement pas survivre longtemps si elles ne parviennent pas à s’adapter : être davantage solidaires, mutualiser certains savoirs ou certaines fonctions. Mais c’est également en observant comment certaines ont su grandir et fonctionnent avec un important appareil productif que les petites pourront trouver des solutions et, pourquoi pas, leur salut.
Emmanuel Caille