Ronchamp défiguré

Rédigé par William J.R. CURTIS
Publié le 13/12/2012

Ronchamp défiguré

Article paru dans d'A n°214

Le projet d'aménagement du site de la chapelle de Ronchamp et de la construction d'un monastère pour les Clarisse en 2007 avait provoqué l'indignation de nombreux admirateurs de Le Corbusier à travers le monde. Ce n'est pas la qualité de l'esquisse de Renzo Piano qui était mise en cause, mais davantage sa manière de modifier le site. Selon les puristes corbuséens, il dénaturait une relation au paysage que Le Corbusier avait précisément et explicitement scénographiée. Remanié, le projet aujourd'hui livré (et qui vient d'être honoré d'un prix du groupe Moniteur) n'a cependant pas calmé l'ire des défenseurs de Ronchamp. L'historien et spécialiste de Le Corbusier William Curtis explique pourquoi, selon lui, ce chef-d'œuvre est aujourd'hui défiguré.

Lorsque Le Corbusier conçut dans les années cinquante la chapelle Notre-Dame-du-Haut sur la colline de Ronchamp, il voyait l'édifice comme un lieu de pèlerinage à l'écart, ouvert sur les horizons et accessible par un chemin de procession diagonal. Le bâtiment en lui-même fut pensé comme une sculpture dynamique en ronde-bosse répondant au paysage et créant un espace intérieur animé par le jeu de l'ombre et de la lumière. S'il satisfaisait aux préceptes liturgiques et symboliques du catholicisme, il réinventait l'idée même d'église, fusionnant la modernité et les archétypes traditionnels. La nature fut l'une de ses sources d'inspiration ; la chapelle combinait une nef intérieure et un espace extérieur avec les contreforts des Vosges en arrière-plan. Il fut toujours clair que la chapelle devait répondre aux besoins du visiteur individuel de quelque confession qu'il soit, tout en pouvant accueillir des foules tout au long de l'année, notamment l'afflux immense de pèlerins aux deux moments clés du calendrier marial : la naissance et l'assomption de la Vierge Marie.


Le Corbusier n'appartenait à aucune religion mais il avait abordé le thème du sacré avec « l'espace indicible Â» et son recours sublime à la lumière. Il a traduit en termes modernes les types religieux du passé dans la chapelle de Ronchamp et dans le couvent de la Tourette. Le père dominicain Marie-Alain Couturier fut un de ses principaux soutiens au sein de l'Église ; il a impulsé un renouveau de l'art sacré et le rejet du kitsch catholique, mêlant aux fondamentaux de la tradition le meilleur de l'art moderne. Les deux hommes aspiraient à une forme d'universalisme par-delà le provincialisme artistique qui dominait l'Église catholique romaine traditionnelle. Le Corbusier était fasciné par la présence supposée d'un temple dédié au culte du soleil sur le site de Ronchamp. Il fut également inspiré par l'Acropole d'Athènes : l'espace dynamique, le parcours processionnel et l'ouverture aux horizons qu'il avait célébrés dans $Vers une architecture$. Les « formes acoustiques Â» de la chapelle répondent à l'esprit du lieu et rayonnent sur le paysage alentour.


Le site fut toujours soumis à des pressions pour accueillir davantage de monde, mais Le Corbusier insista auprès du père Bolle-Reddat dès le début des années soixante : il refusait tout « commerce religieux Â» comme à Lourdes, et souhaitait préserver l'isolement et le génie du lieu du sommet de la colline. Une immonde maison rose et un parking désordonné près de l'entrée contrarièrent ces intentions et devaient être remplacés. La commande passée à Renzo Piano en 2006 par l'association de l'Å’uvre de Notre-Dame-du-Haut et l'association des Amis de sainte Colette de la communauté des Clarisses de Besançon comprenait la conception d'une nouvelle porterie avec le guichet pour les tickets, une librairie, un restaurant et un parking plus satisfaisant. L'ajout d'un couvent pour la communauté des « pauvres Clarisses Â», comprenant douze cellules, une autre chapelle, des espaces de travail et d'accueil, un jardin intérieur et même quelques chambres supplémentaires pour les visiteurs souhaitant effectuer une retraite spirituelle. Il y avait aussi des salles de réunion et des bureaux, suggérant un centre de conférences. Ces nouveaux usages impliquèrent une forte augmentation des surfaces et une large entaille dans la colline couronnée par la chapelle de Le Corbusier.


Le premier projet de Piano consistait en un chapelet de constructions creusées dans le versant ouest de la colline, desservi par une voie courbe pour les voitures ; il était à l'évidence trop proche de la chapelle. Les cellules des religieuses ressemblaient à des skilodges avec des toitures en pente d'où jaillissaient des tubes de lumière. La porterie, avec ses deux grandes plaques formant un toit en angle, entrait en conflit avec la chapelle située derrière. La géométrie éclatée de Piano brouillait les relations subtiles entre la figure et le fond du plan-masse original de Le Corbusier. On a du mal à croire que c'est le même architecte qui a conçu la Fondation Beyeler près de Bâle, si bien accordée avec son contexte. Les critiques qui virent finalement le jour ne relevèrent guère la médiocrité du parti de Piano mais se concentrèrent sur son combat contre la chapelle et le paysage. Le regretté Michel Kagan déclara que le monastère n'avait pas sa place au sommet de la colline, que le propos de Le Corbusier – un lieu de méditation silencieuse accessible à pied – devait être respecté. Il trouvait également gênant que l'on dépense des millions pour « les Pauvres Clarisses Â», alors que la région de Ronchamp vivait une crise économique et une montée de la pauvreté sans précédent. Dans le numéro d'octobre 2008 de l'$Architectural Review$, j'ai rappelé que le projet de Le Corbusier était avant tout un projet de paysage, que le pavillon d'entrée de Piano était hors d'échelle et que la présence même d'un monastère sur un lieu de pèlerinage était discutable. J'ai même adressé au bureau de Piano une lettre reprenant ces critiques.


Sous la contrainte, Piano a modéré son projet et l'a déplacé plus bas (mais pas suffisamment encore) dans la pente. C'est ce projet revu qui a été réalisé en haut de la colline de Ronchamp. Les deux tiers de l'aménagement – la porterie et le parking – détruisent toujours le bâtiment de Le Corbusier et le parti paysager. Le sol du parking en ciment légèrement teinté crée un premier plan qui rivalise avec les courbes des murs blancs de la chapelle en arrière-fond. Plutôt que d'aménager un passage discret entre les voitures et le portail, Piano et Corajoud ont inventé des murs de béton en zigzag qui taillent dans la pente et acculent les visiteurs vers le guichet et la librairie, avant de les canaliser vers une rampe qui contredit le schéma de circulation pensé par Le Corbusier. L'accès original (le seul pertinent) à la promenade architecturale est désormais réservé aux voitures. Il bute sur un grossier portail coulissant en métal, télécommandé depuis le couvent. Les épais murs de béton s'opposent violemment au petit cimetière, à droite du chemin des pèlerins. Piano a coupé le cordon ombilical du projet de Le Corbusier et anéanti ses intentions les plus importantes.


La porterie est hors d'échelle ; la chapelle se tient maladroitement au-dessus d'elle, comme un objet désarticulé. À l'intérieur, on trouve tout le bazar touristique que Le Corbusier espérait éviter : restauration rapide, livres, bibelots, vacarme des visiteurs. La « resacralisation Â» tant annoncée du site de Ronchamp a fini en « machine à prosélytiser Â» des pleins cars de cathéchumènes et en recolonisation du site au profit de l'Église officielle et du tourisme de masse : précisément l'« effet Lourdes Â» que Le Corbusier refusait pour ce lieu de méditation. Rappelons-nous le Christ chassant les marchands du temple dans la Bible. En dépit de l'adjectif « pauvres Â» de leur nom, les religieuses de l'ordre des Clarisses disposent maintenant d'espaces généreux et d'aménagements relativement coûteux. S'agit-il bien d'un monastère ou d'un futur centre de séminaires ?


Redisons-le, la confrontation entre le nouvel accès automobile et le chemin des pèlerins voulu par Le Corbusier tourne au désastre. Passé le portail, les voitures et les piétons doivent partager la même voie sur quelques mètres. Les premières tournent alors à gauche sur une route courbe qui dérange la maison du prêtre et rompt le paysage subtil créé par Le Corbusier.


Croyant sans doute opérer une médiation entre ces géométries discordantes, le paysagiste Michel Corajoud émet une fausse note de plus avec une allée parallèle d'arbres. En mauvais cuisinier, il ajoute ingrédient sur ingrédient et finit par tuer la saveur originale. Les espaces collectifs du couvent sont trop hauts : ils interrompent la courbe de la colline et perturbent la perception de l'horizon. La pente a été irrémédiablement déchirée par les toitures maladroites et la route courbe, qui font penser à un supermarché. La présence des Clarisses dans leur $gated community$ est marquée de manière incongrue par un clocher et une croix. Quant au couvent lui-même, il est d'une honnête manière à la Piano, avec plusieurs dispositifs qu'il affectionne. La lumière naturelle est plutôt agréable, en particulier dans l'oratoire, mais les vitrages à l'est génèrent des problèmes d'éblouissement et de surchauffe en été.


Les critiques creuses ont évoqué la « réserve Â» du béton de Piano. Mais à quoi bon en répandre autant sur les sols des parkings, les murs, les planchers et les plafonds, lorsqu'on crée un premier plan pour l'un des édifices les plus sophistiqués de l'histoire de l'architecture et qu'il est question du sens des matériaux (différentes finitions de béton, crépi blanc, pierre, bois, verre et acier). Embourbés entre les inutiles murs en béton de Piano, nous sommes comme des auditeurs contraints de supporter une musique d'ascenseur avant d'atteindre au sublime de Bach ou de Mozart. Mieux valait le silence. Même si Le Corbusier n'était attaché à aucune croyance précise, il avait su créer à Ronchamp un endroit sacré, en harmonie avec le paysage et son passé. La religion officielle prend aujourd'hui sa revanche ; avec ses architectes, elle a définitivement détruit l'aura de ce chef-d'Å“uvre de l'humanité et perturbé le génie du lieu d'une colline qui était sacrée depuis des siècles. Les malheureux Le Corbusier et père Couturier doivent se retourner dans leurs tombes*.


 (Traduction de l'anglais par Guillemette Morel Journel) 


* Ni le ministère de la Culture, ni l'administration des Monuments historiques n'ont cherché à protéger la chapelle de Ronchamp de cette contestable intervention (voir Curtis, "Vandalism in the Land of Patrimony", The Architectural Review, mai 2012). Dans le même temps, la chapelle elle-même se dégrade et nécessite une urgente campagne de réparation et restauration.

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