Thibaut Cuisset : Le fleuve Somme

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 03/12/2018

Portrait de Thibaut Cuisset

Article paru dans d'A n°268

Prématurément disparu, Thibaut Cuisset a laissé une œuvre accomplie, justement saluée. D’a lui avait consacré un portrait en 20051. Ce peintre des paysages est parti en « campagne » et a sillonné les territoires le plus souvent ruraux de France et d’ailleurs. Invité en résidence par Diaphane, pôle de la photographie en Picardie, il avait relevé à sa manière douce et lucide les lieux de la Somme. Un livre posthume paraît à l’occasion d’une exposition, dans le cadre des riches Photaumnales présentées cet automne par Diaphane.

En 2009, les éditions Filigrane avaient publié un ouvrage de Thibaut Cuisset intitulé Une campagne photographique : des images de la boutonnière du pays de Bray, en Normandie. Dans un entretien réalisé par l’éditeur à ce propos, il s’expliquait sur ce titre. « Le mot vient du peintre Claude Monet qui l’utilisait quand il partait en campagne. Il s’agissait pour lui d’une véritable bataille avec les éléments – la météo, la lumière et le temps – pour arriver à extraire ce qu’il voulait du paysage. » Campagne s’entend en effet tantôt comme les espaces cultivés et habités, opposés à l’urbain, tantôt comme une expédition militaire, tantôt comme une entreprise politique, voire comme une opération de communication. Pareille richesse polysémique se retrouve dans les travaux de Thibaut Cuisset, qui tiennent à la fois de l’arpentage d’un territoire, de la découverte de ses traits de caractère, de leur relevé, et de leur rendu par des images qui les cristallisent ou les condensent. Prenez cette image dans la campagne picarde (« Suzanne », ci-contre). Le rectangle d’un cimetière hors le bourg, délimité par des arbres étêtés, tangent à un chemin blanc de calcaire ; son extension où s’alignent des croix blanches alignées en nombre ; un repli de terrain, le relief doucement ondulé qui dessine la ligne d’horizon ; un petit bois au loin, de vastes étendues de cultures monocolores et mécanisées sous un ciel calme. La sérénité et la presque banalité de l’image sont démenties par ce qu’elle révèle : le souvenir d’un champ de bataille, dans un paysage à découvert et par conséquent mortel en temps de guerre. Désert aujourd’hui, mais hanté par une multitude désormais sous terre. Une autre image, qui lui fait écho (« L’étoile », pages suivantes). Un rectangle, encore, détaché dans un sol à l’abandon, entouré d’un filet qui protège poireaux et salades alignés dans un potager bien soigné ; une ferme, sur la gauche, à laquelle se rattache celui-ci ; à l’arrière, de l’autre côté, un alignement de maisons mitoyennes, modestes et toutes pareilles, le long d’une rue masquée par les herbes folles ou buissonnantes. Un ciel chargé, une lumière atone. Le monde des vivants d’aujourd’hui, où il n’y a personne et qui, figé à cette heure, semble mort.

 

L’idée du tableau

Serait-ce que ces images sont narratives, qu’elles voudraient dire, exprimer ou dénoncer quelque chose ? Assurément non. « Ce n’est pas l’idée du récit, qui m’intéresse, mais l’idée du tableau. » Descriptives, les images de Thibaut Cuisset dévoilent, par les moyens de la photographie, un état des lieux. Derrière la surface de leur apparence, elles laissent apparaître la profondeur de la mémoire des choses et des événements qui les ont composés. Cette faculté à exprimer le temps tient évidemment au choix des points de vue et des sujets autant qu’à la composition. « Mon travail résulte d’une très grande fidélité à la chose regardée, mais il est aussi d’épure et d’élimination. Je fragmente un paysage autour d’un élément et réduis les informations visuelles pour produire un concentré qui donne l’esprit du lieu. » Il s’agit ainsi de réduire, comme on le dit d’une sauce. Pareille réduction passe encore par la lumière et la couleur. « Il y a très peu d’ombres dans mes photographies, je ne prends que la clarté et luminosité du pays, on est dans quelque chose de mystérieux. Lumières et couleurs sont les plus justes possibles mais, par ce travail d’élimination et d’épure, la photographie est déréalisée. » Déréalisée… non pas hors du réel, mais, à force de paraître intemporelle, de fixer des permanences, de poursuivre l’immanence… mystérieuse, et même troublante, et même inquiète, sous des dehors innocents, derrière ce masque paisible, en dépit de la sourdine de ses nuances délicates. C’est tout le paradoxe des campagnes photographiques de Thibaut Cuisset. La quiétude des apparences est trompeuse. La réalité des arrière-plans auxquels il s’attache est intranquille, instable, malgré la fixité des images, fragile, alors qu’elles semblent rassurantes. Parce qu’elles paraissent soustraites au temps, elles en montrent l’œuvre et les effets. Et les voici aussi justes que la vie qui, simplement, passe.

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