Anhalter Bahnhof : son porche en briques se dresse encore sur l’Askanischer Platz, une vraie fausse ruine de guerre. Les bombardements alliés n’ont en effet pas rasé la gare en 1945. Sa grande halle métallique et ses voies ont été détruites bien plus tard, au milieu des années 1950, laissant volontairement cette épave témoigner de ses anciens fastes.
La gare d’Anhalt a permis aux opposants et aux populations de réfugiés venues du Nord de fuir le régime nazi vers la Suisse ou la France pour souvent quitter l’Europe en prenant le bateau pour l’Amérique. Elle était la dernière porte de sortie quand les choses devenaient intenables et la lutte impossible.
Les trains qui animaient la vaste halle métallique ont peu à peu disparu pour rejoindre la station enterrée, construite à proximité dès 1939. Ainsi à quelques centaines de mètres de la Potsdamer Platz totalement transfigurée se dresse un paysage d’abandon, enchâssé dans un tissu dense totalement reconstitué. Les trois arcades s’avancent vers la ville tout en restant rattachées à un improbable fragment de la façade de la salle des pas perdus, caractérisée par les fenêtres rondes qui en scandent bizarrement les restes de l’attique. Derrière elles s’étend un terrain de football qui reprend les dimensions de l’ancienne la halle des départs. Un vide dominé au fond par le Tempodrom, haut lieu de la culture alternative, construit en 1980 par l’agence von Gerkan, Marg et Partner. Une tente de béton aussi blanche qu’improbable, qui semble s’être échappée du Brasilia d’Oscar Niemeyer.
On se rappellera des Ailes du désir, réalisé en 1987 par Wim Wenders, dont la caméra s’attardait sur ce paysage surréel d’où aucun voyageur ne pouvait plus partir, symbolisant le caractère oppressant de cette partie de la ville qu’il semblait, à l’époque du Mur, impossible de fuir.
LA VILLE DE L’EXPIATION
À l’inverse de la Rome de Sixte Quint qui – avec ses voies, ses obélisques et ses églises – se donnait comme la ville de la rédemption, le Berlin d’aujourd’hui s’affirme comme celle de l’expiation. Après le Musée juif sans porte ni fenêtre de Daniel Libeskind, la trame de stèles vénéneuses de Peter Eisenman et le hangar minimalisme de la « Topographie de la terreur » réalisé par Ursula Wilms, on attend la mise en scène du portique de la gare fantôme destinée à commémorer les exilés fuyant le régime nazi ainsi que tous les exilés du monde. Des monuments négatifs qui scandent dans des cours, des poches de terrains vagues, la ville repentante. Cet équipement devra en outre abriter des vestiaires et des annexes pour le terrain de sport qui s’étend au sud de l’ancienne porte.
Le projet est porté par une association composée de nombreuses personnalités berlinoises, notamment Herta Müller, prix Nobel de littérature et exilée à Berlin après avoir fui la Roumanie de Ceausescu. Ainsi que par le galeriste Bernd Schultz, qui a vendu aux enchères certaines pièces de sa collection privée d’œuvres sur papier – notamment des Picasso, Degas, Modigliani ou Warhol… – pour pouvoir commencer à financer l’opération. Un lieu de recueillement et d’exposition où sera rappelée l’histoire des 500 000 personnes qui – à l’instar de Hans Bellmer, de Walter Gropius ou de Hans Richter – ont quitté l’Allemagne ou les territoires dominés par les Nazis entre 1933 et 1945. Afin de mesurer notamment le vide que cette émigration a causé dans le monde des arts, des sciences et de la culture en général.
Des équipes d’architectes du monde entier ont été conviées à participer à cette consultation. Si le bloc compact servant de faire-valoir revient souvent – une stratégie de rupture reprenant le modèle canonique définit par Egon Eiermann dans son réaménagement de l’église du Souvenir en 1961 –, d’autres propositions ont été avancées et témoignent d’options possibles et parfois surprenantes.
ENCHÂSSER
Dorte Mandrup, Copenhague – Lauréate
Le projet lauréat dessiné par l’architecte danoise Dorte Mandrup se présente comme une élégante châsse dans laquelle le fragment de façade vient se glisser comme une relique. Son ample concavité ainsi que les grandes arches irrégulières qui la soulèvent lui donnent une présence presque animale qui sait s’opposer subtilement au devenir entropique de la ruine. Un effet encore amplifié par les ailettes qui scandent les murs ajourés des étages. Elles courent sur les parois en se hérissant en staccatos intempestifs donnant l’impression que cette peau de briques inertes est parcourue de frissons.
Déterminé par les arches des façades, le plafond du rez-de-chaussée forme une impressionnante voûte élancée qui plonge dans les angles pour prendre ses appuis. Un mouvement repris par le sol en pente du grand hall d’accueil qui se soulève vers le sud pour permettre aux vestiaires et aux espaces associatifs enterrés en sous-sol de mieux prendre la lumière. Ces derniers s’ouvrent sur une cour anglaise qui monte en glacis vers le terrain de sport.
Les volées d’escaliers s’élancent vers les étages en épousant la courbe de la façade concave pour en amplifier le mouvement. Elles donnent accès aux salles – auditorium double hauteur, espaces d’exposition – qui s’alignent sagement sur deux niveaux. Un projet expressionniste et très complexe, voire compliqué, et on peut s’interroger sur la manière dont il sera mis en œuvre.
FRAGMENTER
Diller Scofidio + Renfro, New York – Deuxième prix
Un projet très narratif : le porche s’encastre dans un épais mur de verre glissant devant des blocs opaques qui semblent léviter au-dessus d’un sous-sol excavé pour exhumer les fondations de l’ancienne salle des pas perdus. Un dispositif à peine esquissé qui voudrait exprimer l’entre-deux où vivent les exilés de toute la terre, chassés de leur patrie d’origine pour ne jamais être vraiment acceptés dans leur pays d’accueil. Le double mur de verre renforce l’ambiance fantomatique du lieu tandis que la fragmentation des salles implique l’impossibilité pour la gare et pour la ville de retrouver leur intégrité.
GREFFER
Bruno Fioretti Marquez, Berlin / Lugano – Troisième Prix
Sans doute le projet le plus dérangeant puisqu’il propose de greffer très finement le fragment subsistant de la gare et sa modénature classique à un long mur de briques lisse et aveugle. Une surface neutre comme une page blanche sur laquelle des néons inscrivent, en se retournant dans l’angle, le mot Exilmuseum en lettres incandescentes.
En total décalage avec les autres propositions prônant l’opposition, ce subtil travail de suture, de l’ancien au moderne, peut rappeler l’intervention de Hans Döllgast sur l’Ancienne Pinacothèque de Munich – réalisée par Leo Von Klenze en 1830 – après son bombardement par les Alliés. Une transplantation dont les effets secondaires se font ressentir à l’intérieur du bâtiment au plan minimaliste dominé par un axe de circulation longitudinal. Ainsi le grand hall d’accueil éclairé zénithalement par des sheds met-il dramatiquement en scène l’opposition entre l’ancienne façade réactivée et le mur de béton qui lui fait face.
Une proposition qui a provoqué des débats puisqu’elle refuse de constituer un écrin et banalise la ruine en l’intégrant complètement dans la construction nouvelle.
COPIER/COLLER
SANAA, Tokyo
Kazuyo Sejima et Ryūe Nishizawa s’effacent derrière la masse fantomatique de la porte et proposent une construction très basse et totalement vitrée rappelant une serre agricole. Portés par une trame de fins poteaux métalliques, les sheds pivotent à 45 degrés pour recouvrir un vaste espace public ponctué de cylindres de verre et communiquant par de larges escaliers hélicoïdaux au sous-sol servant. Un espace invisible qui absorbe la plupart des éléments du programme. Cette proposition ne serait pas sans intérêt si elle ne reprenait pas point par point celle du concours pour l’extension de la Galerie nationale, rendue il y a trois ans.
COULISSER
Nieto Sobejano Arquitectos, Madrid / Berlin
Un monolithe de briques en lévitation vient coulisser derrière les propylées de la gare. Un geste fort et simple précisément exécuté par les deux architectes madrilènes exilés à Berlin par la crise. En légère contradiction avec la volumétrie extérieure, le plan classique positionne en son centre une salle cylindrique et rappelle l’organisation de l’Altes Museum de Karl Friedrich Schinkel. Une opposition générative qui permet le déploiement jouissif d’une multitude de volumes blancs dans les trois dimensions de l’espace interne.
ENCHEVÊTRER
Kéré Architecture, Berlin
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Francis Kéré, bien qu’originaire du Burkina Faso, vit et travaille à Berlin où il a fait ses études à l’Université technique. Loin de l’efficacité des écoles et de leurs grandes surtoitures protectrices qu’il a su réaliser dans son Afrique natale, ce projet pèche par sa trop grande diversité : trop de matériaux, trop d’échancrures, trop de passerelles… La porte disparaît dans un chaos de formes et le propos, bien qu’animé par d’excellentes intentions, devient rapidement illisible.
ILLUSIONNER
Sauerbruch Hutton, Berlin
Un monolithe assez bas – composé de pavés de céramique colorés, aux tonalités très chaudes variant du jaune au rouge – vient flotter comme un nuage derrière le porche de l’ancienne gare. Ce dernier élément est ensuite fortement réarticulé au parallélépipède par un toit en pente abritant un vaste escalier-amphithéâtre qui monte à contre-jour depuis le large porche vers une baie étroite orientée au sud tout en donnant accès à l’étage.
Un projet surprenant qui travaille des dispositifs optiques brassant généreusement le pointillisme, l’op art et la pixélisation comme les expériences des grands architectes baroques sur l’accélération de la perspective. Ainsi le grand hall d’accueil et son escalier, qui se rétrécit en traversant des cadres de plus en plus petits, peuvent rappeler la Scala Regia, réalisée par Le Bernin au Vatican, dont la profondeur est accentuée par le rythme et les dimensions des colonnes qui portent sa voûte. Mais aussi la galerie en trompe-l’œil conçue par Borromini pour le Palais Spada.
PRÉSENTER
Staab Architekten, Berlin
Sans doute le seul projet qui ne parviendrait pas à exister sans la présence du porche ruiné qu’il met en valeur, comme le ferait un présentoir pour une pierre précieuse dans la vitrine d’un joaillier. C’est un bloc massif dont le mouvement de la toiture concave qui monte vers le ciel à ses extrémités met en scène le fragment de l’ancienne gare vers la ville. Derrière le porche existant le volume se creuse en une cour ronde et vitrée par où s’engouffre la lumière. Un seuil qui permet d’établir un cheminement initiatique pour pénétrer dans ce lieu de recueillement. Dont le rez-de-chaussée est ponctué en plafond par des percements circulaires traversés d’impressionnantes hélices d’escaliers permettant de monter à l’étage.
ANCRER
ZAO / standardarchitecture, Pékin
L’équipe chinoise a su proposer un projet simple et puissant qui vient se placer derrière la façade brisée pour l’étayer et la renforcer. Ce bloc avec son porte-à -faux spectaculaire se présente comme une enclume. Tandis que l’intérieur est occupé par deux niveaux de Raumplan. Une étonnante mosaïque de pièces servantes et de salles d’exposition souvent éclairées zénithalement.