Machines curatoriales : Concours pour la transformation de l’immeuble Haussmann des Galeries Lafayette à Paris

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 05/04/2019

Le projet lauréat, Amanda Levete architects

Article paru dans d'A n°270

Les Galeries Lafayette cherchent à se transformer de fond en comble pour opérer un changement de stratégie complet en phase avec les nouvelles manières d’acheter et de vivre dans la ville. Revenons sur le concours concernant l’immeuble Haussmann, jugé en 2016, où les équipes en compétition se sont intelligemment interrogées sur le devenir de cette immense emprise foncière.

Les Galeries Lafayette Haussmann, à deux pas de l’Opéra, une véritable institution qui sait se modifier au rythme des grandes fêtes païennes de la civilisation commerciale. Des plateaux éclairés de jour comme de nuit d’une lumière artificielle et égale qui attire plus qu’un monument ou un musée des foules de Parisiens et de touristes. Paradis des grandes marques, opéra de la marchandise…Comment ce temple du commerce pourra-t-il se métamorphoser pour répondre aux mutations de la consommation de masse ? Comment ces très onéreux plateaux de vente placés en cœur de ville pourront-ils s’adapter à un monde désenchanté où, muni d’un téléphone portable et d’une carte de crédit, il est possible à tout un chacun d’acheter en ligne, n’importe quand et n’importe où ? Les grands magasins ne cherchent plus à rivaliser avec les entrepôts géants des entreprises de commerce numérique placés en bordure des voies rapides à la lisière de la ville, et ils se sont délestés peu à peu des rayons réservés à l’électroménager pour se consacrer plus spécifiquement à la mode, au design. Se recentrer aussi sur les marques liées au luxe et présentant un nombre restreint de modèles, ce qui implique moins d’espaces de stockage et plus d’espaces consacrés à tout ce qui entoure ces produits nimbés d’une certaine rareté. Car la clientèle vient chercher en cœur de ville ce qu’elle ne trouve pas sur les plateformes de vente par correspondance : être librement plongée dans une ambiance festive pour mieux s’enivrer à l’odeur des parfums, caresser les fourrures, le velours et la soie, entendre les froissements et les frottements des textures, percevoir les infimes nuances des couleurs… Elle peut trouver aussi des conseils auprès de vendeurs disponibles et décontractés, une chose de plus en plus rare dans la société actuelle où tout s’automatise et où les interlocuteurs disparaissent au profit des répondeurs… Pour cela, il est indispensable à ces grandes structures, datant de la fin du XIXe siècle ou du début XXe siècle, d’effacer les aménagements opérés dans années 1960. À cette époque, les façades se sont fermées et l’éclairage électrique s’est substitué à la lumière naturelle, et les atriums ont souvent disparu pour optimiser les surfaces de vente. Les grands escaliers ont été remplacés par des escalators donnant indifféremment à chaque niveau le même statut, tandis que les faux plafonds se sont rapprochés du sol pour absorber les gaines de ventilation et de climatisation. Ainsi l’immeuble Haussmann a-t-il subi l’ablation de son grand escalier d’apparat où le public pouvait se mettre en scène ainsi que celle de ses verrières et de ses vides secondaires qui permettaient à la lumière naturelle d’entrer à flots sur les plateaux.

 


Retour vers le futur

 

Le concours visant la requalification de l’immeuble du boulevard Haussmann n’est pas isolé et s’inscrit dans une vaste politique de rénovation des emprises foncières des Galeries Lafayette placées en cœur de ville, à Paris comme en province. Citynove, qui gère leur patrimoine immobilier, voit dans la situation actuelle des conditions favorables au lancement d’une nouvelle politique de réhabilitation qui sait s’appuyer sur les architectes pour faire évoluer au cas par cas des ensembles parfois totalement désuets. Bjarke Ingels a ainsi été appelé sur les Champs- Élysées et Rem Koolhaas dans le Marais pour Lafayette Anticipation, où une nouvelle rue commerciale et en train de se développer, en traversant un îlot pour rejoindre le BHV qui appartient aussi au groupe. Ailleurs, Bruther travaille à Pau sur la réhabilitation de l’ancien magasin donnant sur la place Clemenceau et DATA, à Rouen. Une refondation qui trouve souvent ses principes dans l’histoire même de cette typologie d’espaces de vente apparue au XIXe siècle avec le Crystal Palace et les grandes structures métalliques des expositions universelles. Des constructions amples et lumineuses capables d’abriter toutes sortes d’événements et de drainer les foules en cherchant à les étonner, voire à les stupéfier. Une réflexion qui passe aussi par les nombreuses correspondances établies entre le grand magasin et le musée, révélées par Andy Warhol en 1975 – « Tous les grands magasins deviendront des musées et tous les musées deviendront des grands magasins » – et bien avant lui par Walter Benjamin. Ainsi l’immersion dans un univers de marques où la clientèle met en relation des vêtements, des livres, des musiques et des images renvoie à un univers proche du Musée imaginaire d’André Malraux comme aux correspondances irrationnelles instaurées par Aby Warburg dans son Atlas mnémosyne. On sent aussi une fascination pour des lieux comme le Palais de Tokyo qui présente, aux travers de grandes expositions thématiques, un art contemporain totalement décomplexé. Des événements qui suscitent un véritable engouement du public, comme en témoignent les queues gigantesques de jeunes actifs urbains qui s’étirent le long de l’avenue du Président Wilson pour entrer aux vernissages. Les équipes en compétition, qui n’avaient pas de programme à mettre en espace, devaient produire des idées permettant de régénérer de fond en comble ce bâtiment qui a déjà subi de nombreuses modifications depuis sa création. Au-delà des différences, elles ont toutes proposé de véritables machines curatoriales attendant leur capitaine ou leur commissaire pour se constituer comme des générateurs d’émotions capables de réenchanter la ville du XXIe siècle.



Profondeur - Amanda Levete architects, AL_A [équipe lauréate]

 

Amanda Levete propose d’abord de retoucher et d’homogénéiser la silhouette générale du bâtiment dont le toit est aujourd’hui recouvert d’une accumulation d’adjonctions. Un projet qui rappelle dans ses grandes lignes la façade proposée par Pierre Patout dans les années 1930. Mais son attention s’est surtout concentrée sur deux éléments fondamentaux du grand magasin : la devanture et la coupole. Après une analyse historique de la devanture, elle a cherché à maximaliser cette interface primordiale. Les vitrines actuelles et leurs aménagements scénographiques jugés trop opaques sont supprimés. Désormais, sous la marquise redessinée et derrière un mur de verre totalement transparent, se creuse un vide rejoignant le sous-sol pour mieux montrer les activités qui se déroulent sous les pas des passants. Partout, à l’opacité est préférée la transparence ; à la fermeture, l’ouverture ; au resserrement, l’ampleur. Un leitmotiv qui structure toute la proposition : ainsi les planchers se découpent-ils autour de l’atrium central pour élargir cet espace sans toucher à sa structure d’origine. Quant à la coupole qui le surmonte : elle sera vue deux fois. D’abord, par en dessous, depuis le sous-sol afin de mieux coupler ce niveau avec celui du rez-de-chaussée. Ensuite, par en dessus, de manière inattendue… En effet, l’interstice entre cette coupole à facettes colorées et sa verrière protectrice sera utilisé pour des défilés, des cocktails et d’autres manifestations événementielles. Un espace hors normes où vient encore s’enrouler une rampe pouvant faire office de tribune. Cet espace sera directement accessible par un escalator depuis la rue de la Chaussée-d’Antin et cherchera à s’affirmer comme un nouveau rez-de-chaussée. Enfin, la nouvelle toiture abritant les restaurants offrira au nord une vaste terrasse cadrant la butte Montmartre et le Sacré-Cœur…

 

 

Inversion - OMA (Rem Koolhaas)

 

L’enveloppe externe du magasin ne semble pas beaucoup intéresser les architectes d’OMA, comme si elle n’avait aucune importance. D’ailleurs, si chacun d’entre nous peut se rappeler plus ou moins précisément de l’atrium et de sa coupole, qui se souvient de la façade qui disparaît derrière sa marquise ? Un mouvement d’inversion que la proposition des

 Hollandais pousse à son paroxysme. Le dispositif architectural semble ainsi se retourner comme un gant : l’enveloppe externe et ses extensions en toiture sont traitées comme des arrière-scènes tandis que certains espaces intérieurs s’amplifient pour condenser toutes les significations du bâtiment. L’intervention suit pas à pas les flux de circulation qui traversent l’édifice de part en part comme les grandes pénétrantes qui innervent une ville. L’accès direct depuis le métro est donc traité comme une entrée principale : une cascade d’emmarchements éclairée zénithalement qui permet de relier la station Chaussée-d’Antin au sous-sol du magasin. De nouveaux systèmes d’escalators, tous différents, sont lancés aux quatre coins du bâtiment à l’assaut des étages. Autour d’eux viennent se greffer des espaces événementiels chargés d’intensifier les pulsations du public à travers les plateaux. Des dispositifs que l’on pourrait appréhender comme des avatars de la structure capable qui anime la boutique Prada à New York depuis 2001. D’abord une vaste rampe circulaire affermit les relations entre le sous-sol et le rez-de-chaussée, ensuite des tribunes permettent des mises en scène de produits ou des spectacles, tandis qu’un ruban de Möbius s’offre à toutes formes d’appropriation. Enfin un tube renfermant un escalator dessert directement, depuis la rue, les toits et le théâtre abandonné de Pierre Patout pour des événements indépendants. Au centre, l’atrium sous la coupole est creusé par un amphithéâtre permettant de renouer avec les grandes manifestations festives qui pouvaient s’y dérouler au début du XXe siècle.

 

 

Eléments - Farshid Moussavi

 

L’architecte d’origine iranienne a préféré proposer un kit au maître d’ouvrage. Une proposition innovante qui cherche moins à réaménager le bâtiment existant qu’à l’équiper d’outils capables de le réactualiser. Ainsi l’espace sous la coupole peutil être appareillé de quatre manières différentes. Retrouver son escalier détruit dans les années 1960 pour relier le rez-de-chaussée au premier étage et s’armer : soit d’une rampe circulaire, d’un théâtre ou d’un double système de gradins pour arrimer plus étroitement le sous-sol aux autres niveaux. Ou encore recevoir un mât télescopique capable d’élever le sol de verre du rez-de-chaussée jusqu’à la base de la coupole. Un dispositif spectaculaire qui permettrait d’obtenir des configurations spatiales très diverses, au fur et à mesure de son ascension sous la verrière. Autre élément, un plafond lumineux aux motifs très prégnants viendrait unifier les différents plateaux et se poursuivrait sous la marquise hors du bâtiment pour mieux s’approprier la rue. Tandis que des espaces événementiels joignant deux niveaux se dissémineraient dans la masse amorphe de la construction pour provoquer des courts-circuits et des électrochocs capables de la réanimer. Le toit étant occupé par un immense espace de restauration cristallin ouvert sur la capitale


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