Luigi Ghirri, Cartes et territoires

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 01/03/2019

Ritratto di Luigi Nervi, 1977

Article paru dans d'A n°269

Le Jeu de Paume à Paris présente jusqu’au 2 juin une passionnante exposition consacrée au photographe italien Luigi Ghirri (1943-1992), sous le commissariat du Britannique James Lingwood. Elle se penche sur ses activités des années 1970, pendant lesquelles ce géomètre a exploré en couleur et en faux amateur les changements survenus dans l’univers ordinaire, depuis le laboratoire de sa province.

L’Émilie-Romagne est en Italie une province riche, gourmande, plutôt progressiste aussi. Une région à la fois agricole, pétrie de traditions, et industrieuse, versée en particulier dans la mécanique d’excellence. Luigi Ghirri a vécu à Modène, a peu voyagé en dehors de l’Italie. Il a exercé, depuis son diplôme en 1972, la profession de géomètre expert, pendant une décennie. Il fréquente dans sa ville, à la fin des années 1960, quelques artistes, des paesi, comme  Claudio Parmiggiani. Il fait aussi des photographies. À cette époque, celle-ci se démocratise. La photographie couleur est accessible, grâce à la pellicule Kodachrome. Photographier, poser ne sont plus des privilèges. Ghirri observe, comprend, se lance, au point de s’y consacrer et de renoncer, dès 1973, à l’exercice de son métier. Il ne fétichise ni la technique – il fait appel au laboratoire du coin –, ni la pratique – les photographes sérieux jouent alors de l’expressionnisme noir et blanc.

La photographie est pour lui un moyen d’intellection pour comprendre un monde qui change sous ses yeux, dans ces années-là. Dans ce monde qui s’ouvre, l’image photographique devient envahissante. Encore matérielle, sous forme de panneaux, d’affiches, elle dédouble l’ordinaire, le met en abyme. Ghirri prend des images de cette intrusion des images dans le réel. Il organise ses travaux en séries – qui explorent de nombreuses directions, en « zigzagant », explique-t-il. Celle consacrée à cette réflexion sur les images donnera lieu à un livre, intitulé Kodachrome et publié par la maison d’édition qu’il fonde en 1978. Il note : « La réalité devient toujours davantage une colossale photographie et le photomontage est déjà là : c’est le monde réel. »

MISE EN ABYME 

Dans ce monde modifié, dans lequel l’image véhicule des modèles auxquels se conformer, dans lequel l’expérience individuelle se détache de la prise directe qui caractérisait la vie de l’agriculteur ou celle de l’artisan, une mise à distance s’opère. Les choses, les paysages semblent s’éloigner. C’est alors la réalité qui devient l’image d’elle-même. D’où résulte un trouble existentiel profond dont rendent compte, à la même époque, le cinéma d’un Antonioni ou le nouveau roman d’un Robbe-Grillet. Pour Ghirri, l’appareil photographique est l’intercesseur qui permet de mesurer cet écart. Avec la série des Vedute, des Vues, il est ainsi encore géomètre, et intensément philosophe. Ces photographies sont frontales, « pour éviter toutes sortes d’obliques ou de points de fuite, de coupures ou de pertes… ». Elles rassemblent plusieurs plans de l’espace et par là plusieurs moments du temps, du proche de l’immédiat au lointain de la durée, et de celui-ci au ciel de l’immanence. Si la pratique de Ghirri est philosophique, elle est aussi éminemment politique. La déréalisation du monde, la « dévaluation du cours de l’expérience » qu’avait déjà notée Walter Benjamin opèrent une forme insidieuse de violence en arrachant à la réalité sa substance et la personne à elle-même. À cette violence douce répond celle qui éclate de la plus brutale des façons dans ce que l’on appellera les années « de plomb » en Italie. Dans une série plus conceptuelle, Luigi Ghirri avait photographié les affiches publicitaires sur les palissades qui entouraient un hippodrome. La dernière photo de cette série représente un slogan : « Vivo il mio tempo, mi informo » (« je vis mon temps, je m’informe »). Luigi Ghirri, quant à lui, informe le temps.

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