Faire bouger les lignes
Le 21 février, le magazine d’a remettait pour la première fois à Paris son Prix d’architectures. Un palmarès qui prime 10 + 1 projets réalisés en France au cours de l’année. Parmi eux, un bâtiment a été distingué et a reçu le Grand Prix d’architectures. Chaque réalisation doit avoir été visitée par plusieurs membres du jury constitué uniquement d’architectes critiques d’architecture (voir p. 8). Une occasion pour d’a de lancer dès maintenant le deuxième Prix d’architectures 2020.
À quoi sert un prix d’architecture au-delà de la gloire ou de la vanité de celui qui le reçoit? L’attribution d’un prix attire l’attention du public sur un événement exceptionnel qui, à l’inverse d’une performance sportive, repose sur la subjectivité d’un choix par un jury. Le projet primé n’est pas le plus performant, mais celui qui, à un moment donné, suscite le dialogue le plus fructueux. Lorsqu’une revue qui se veut engagée dans l’affirmation d’une discipline à la fois technique et intellectuelle décerne un prix de la critique, celui-ci a valeur d’exemple. Mais quel message envoient les critiques lorsqu’ils nous disent qu’une réalisation est exemplaire, voire nécessaire, à la pratique architecturale?
La réponse est venue dès le début des débats du jury : distinguer une architecture qui « fait bouger les lignes », qui ne se contente pas de présenter des réponses précises, mais qui suggère plutôt d’énoncer les incertitudes du présent et les stratégies à mettre en place face aux enjeux du futur. Ces catégories sont instables. Les architectes en ont parfois conscience mais sans toujours parvenir à les formuler concrètement. Le rôle des critiques est justement de mettre à jour ces catégories en essayant de traduire la pratique des architectes en des termes qui pourront être partagés au-delà de la discipline. Le prix devient un exercice de reconnaissance mutuelle : d’un côté les architectes se présentent aux yeux des acteurs de leur champ, de l’autre, les critiques, en distinguant des exemples forts, clarifient les positions. Le prix forme un triangle entre le public, la critique et la production architecturale, et cette triangulation, garantie d’un champ en mouvement, active la dynamique des idées, des formes, des techniques et de la pensée.
Au-delà du Grand Prix d’architectures, le palmarès des 10 + 1 projets primés met en évidence l’ampleur et les limites de la critique elle-même. Reflet des réalisations architecturales souvent déjà publiées sur les divers supports de presse, l’ensemble du palmarès présente une version plutôt homogène de la pratique architecturale en France. La valeur du prix de la critique tient à ce qu’il devient lui-même une critique de la critique. À l’évidence, même s’il l’assume, certaines choses ont échappé au jury du premier Prix d’architectures. Où sont les projets d’espace public? Qu’en est-il de l’aménagement du territoire, des projets paysagers, de la conservation patrimoniale plus stricte, de l’engagement social et des projets de transformation participative? Le XXIe siècle voit pourtant s’ouvrir la pratique architecturale au-delà d’une vision assez stricte du projet de bâtiment. Cette perspective ouverte n’est pas présente dans le palmarès, sans doute doit-on y voir un reflet des dynamiques économiques du champ disciplinaire et professionnel. En effet, pour mener un bureau d’architecture il faut bien avoir des commandes, assurer les rapports avec les maîtres d’ouvrage, les fournisseurs de matériaux et les entreprises de construction. C’est cette économie qui finance le travail d’une revue telle que d’architectures. Ses pages décrivent une pratique plutôt stable et établie. Faudra-t-il aussi faire bouger les lignes de la presse architecturale? Ou est-elle condamnée à conforter la pratique de la construction de bâtiments, qui certes reste dans la transformation des paysages et du quotidien?
Le palmarès du Prix d’a reflète une grande diversité d’approches ainsi que la possibilité de produire des bâtiments très raffinés avec des moyens techniques variables et des budgets souvent limités et parfois très généreux. Parmi cette diversité, on peut entrevoir deux formes d’action professionnelle : l’intelligence technique comme vecteur d’une approche logique et d’une maîtrise systématique du bâti (Nouvet, Bast, Bruther, CAB, Hbaat, Kerez) ; et l’invention typologique pour aboutir à des résultats originaux et capables de dépasser l’ordinaire (51N4E, Bourbouze & Graindorge, Herzog & de Meuron, OMA, Scaranello, Lapierre). Le Grand Prix d’architectures se place plutôt à l’intersection de ces deux axes, s’appuyant sur une approche intellectuelle très élaborée – qui va de la citation littéraire et cinématographique à l’expérimentation technique sur le béton armé.
La résidence pour étudiants Chris-Marker se présente comme un bâtiment banal : chambres rangées en lignes continues, façades régulières, résolutions techniques apparemment simples et logiques, voire rationnelles. Sauf que, derrière chaque intention, semble malicieusement se cacher son opposé. C’est ainsi que de ce bâtiment, aussi sévère que satisfaisant, émergent de la joie et de la surprise : la possibilité d’une expérience du monde enrichie d’une dynamique intense entre le corps et la matière. On peut marcher sur presque 100 mètres en ligne droite par un seul escalier; traverser une série d’espaces collectifs, tantôt intimes et conviviaux, tantôt épanouis dans un vertige piranésien; trouver des intersections spatiales prolongées à l’infini; voir les couleurs varier selon ceux qui y habitent, ou selon l’humeur du ciel; découvrir l’ascenseur funiculaire qui, au-delà de la performance technique, permet de casser la monotonie de la façade. Bref, le bâtiment propose à qui l’utilise une expérience continue de subtilités, sans pour autant lui imposer l’intensité de ses contradictions assumées.
À la résidence Chris-Marker, le jeu kaléidoscopique des références et la maîtrise implacable d’un projet d’une telle complexité nous rappellent que l’architecture est loin d’être une discipline épuisée. Cette vitalité, presque gênante, se place au-delà de l’élégance technique ou de l’invention typologique, faisant concrètement bouger les lignes et les limites du raisonnement architectural. Ce n’est peut-être pas la moindre des qualités de ce Grand Prix d’architectures de mettre en scène un jeu de reflets mettant en évidence la possibilité de penser autrement.
André Tavares, président du jury du Prix d’architectures 2019
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |