Le Lapierre sans peine

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 08/07/2019

Eric Lapierre, portrait

Article paru dans d'A n°273

Enfin les vacances ! C’est moment de paresser mais aussi de se recharger intellectuellement pour mieux affronter la rentrée. Apprenez sans vous fatiguer les principaux concepts développés par Éric Lapierre à travers textes et projets. Il a su s’imposer cette année en remportant le Grand Prix décerné par les critiques de d’a pour la résidence Chris Marker à Paris et en obtenant le titre très convoité de professeur des écoles d’architecture… N’oubliez pas votre revue préférée quand vous irez plage, vous plongerez plus facilement dans cette démarche exigeante pour, dès le mois de septembre, briller dans les dîners en ville.

Éric Lapierre, un accent rocailleux du Sud-Ouest, un enthousiasme immodéré pour le rock, un look de parrain façon Scorsese pondéré par des airs d’enfant espiègle : un personnage comme Rudi Ricciotti, Édouard François ou Mathieu Poitevin, qui parfois vient masquer l’architecte… Regardons les projets de son agence intitulée Éric Lapierre Expérience, en référence à Jimi Hendrix : une maison composée de 16 pièces semblables; une résidence étudiante desservie par un funiculaire, un Centre d’art entièrement recouvert de Paxalu… Chacune de ces réalisations développe son propre registre formel tout en étant élaborée au moyen de protocoles de conception très précis qui, eux aussi, savent rester singuliers et n’entretiennent entre eux que de vagues liens de parenté. Feuilletons les publications : un guide d’architecture qui montre comment les principes les plus radicaux du modernisme ont su s’adapter pour construire le Paris contemporain ; un ouvrage paru aux Éditions du Moniteur en faveur d’une architecture du réel… Mais des articles dont les titres et les intertitres dessinent la carte d’une géographie imaginaire où semble ensuite venir s’implanter les projets : « L’architecture contre la ville », « La beauté du laid », « Le banal et l’ordinaire », « L’inquiétante étrangeté », « Le surrationalisme », « Le cut-up architectural », etc. Des mots et des groupes de mots qui font aussi directement référence à Aldo Rossi et à Robert Venturi, à Sigmund Freud et à Gaston Bachelard ou à Williams Burroughs et esquissent un très vaste arbre généalogique. Ce constructeur et théoricien est aussi un enseignant exigeant, très engagé dans la pédagogie comme en témoignent ses responsabilités au sein de l’École d’architecture de la ville et des territoires de Marne-la-Vallée où il dirige une des filières master. Un établissement dans le cadre duquel il n’hésitera pas à organiser des voyages d’études avec ses étudiants en début d’année, non pour leur demander de faire des projets dans des sites exotiques, mais pour analyser devant eux et à sa manière les bâtiments qu’il considère comme des modèles, pour mieux leur expliquer ce qu’il va attendre d’eux par la suite. À cela s’ajoutent de nombreuses conférences à l’étranger et surtout un poste de professeur associé à l’école Polytechnique fédérale de Lausanne. Mettons un peu d’ordre dans ce puzzle et commençons par le commencement…



PROFONDEUR

Le commencement, c’est la ferme pyrénéenne de son enfance, une bâtisse profonde et massive qui sait créer au-dedans d’elle son propre climat frais l’été quand frappe le soleil, et doux l’hiver quand la neige recouvre la montagne. Ses pièces toutes semblables peuvent indifféremment faire office de chambre, de salle à manger, voire de salle de bain. Mais c’est surtout un générateur d’ombre, un milieu propice à l’acquisition et à la conservation d’une mémoire, à l’élaboration d’un imaginaire. C’est le point de départ qu’il ne faudra pas oublier ensuite quand les choses vont se complexifier et sembler plus conceptuelles. Même si elle pourra prétendre à une certaine autonomie, l’architecture ne se trouvera jamais sa légitimation en elle-même mais dans le devoir de protection de ses occupants. C’est l’expérience de cette profondeur première qui permettra ensuite au jeune étudiant venu faire ses études à Paris de comprendre et d’admirer à sa juste valeur le caractère archaïque des cellules de la Cité radieuse de Le Corbusier qui subsiste sous l’idéal de clarté moderne. On la retrouvera ensuite dans presque toutes les réalisations de l’architecte : dans la maison du collectionneur où la pièce placée au croisement des circulations principales ne possède pas de vues directes sur l’extérieur mais s’ouvre sur les autres pièces et procure à son propriétaire l’impression de régner sur un véritable territoire intérieur. Dans les logements à Lyon, dont les loggias composent un filtre qui s’interpose à la dilapidation du capital d’intimité de chaque appartement. Dans les chambres de 2,5 mètres de large de la résidence universitaire Chris Marker qui s’étirent de manière inaccoutumée pour se séquencer – cuisine/repas, bain/dressing, lit/bureau – et générer leur propre inertie. Ou encore dans la grande salle d’exposition sombre et unitaire du centre d’art de Cherbourg qui se ferme sur elle-même en amorçant un mouvement hélicoïdal pour mieux accueillir des installations qui souvent irradient de leur propre lumière artificielle. 

 

PLAN

Même si les projets sont élaborés en maquettes, le plan reste un élément majeur de la conception. C’est ce qui rapproche l’architecture de la musique : un système de notation qui prescrit précisément comment le bâtiment doit être exécuté pour s’effacer ensuite sous l’œuvre achevée. Mais ce n’est pas un simple outil et il peut acquérir, comme la partition, une autonomie plastique avec laquelle il est possible de jouer... Exemple, la maison du collectionneur (2012) qui se présente comme une trame minimalisme, uniquement composée de pièces de 4 par 5m. Cette grille paire de 4x4 est préférée à la grille palladienne de 3x3, impaire et centrée, pour mieux générer une organisation en nappe, totalement décentrée. À première vue toutes les pièces sont identiques... Il n’en est rien ! Une lecture attentive fait d’abord apparaître deux axes de circulation : l’un longitudinal, partant de l’entrée et desservant la partie commune ; l’autre transversal et séparant les chambres des enfants de l’espace des parents qui s’organise en spirale autour de sa cour secrète. Le principal opérateur de cette différenciation, c’est le nombre et la position des entrées dans chaque pièce, ensuite accentués par les équipements. Le plan apparaît ainsi comme le lieu d’un conflit entre la simplicité de l’épure à la Sol LeWitt et la notation précise d’une habitabilité... Ailleurs pour l’extension de la Kunsthalle de Brême (2005), les bandes à la Frank Stella viendront prendre la relève du quadrillage et changeront simplement d’orientation en fonction des niveaux : longitudinales au rez-de-chaussée, transversales à l’étage. Une organisation qui pourrait aussi se comprendre comme une exégèse par le projet du plan d’Aldo Van Eyck pour le Musée de la sculpture (1966). Autre exégèse par le projet, la proposition non retenue pour le concours de la grande mosquée de Bordeaux (2014) : un carré, une croix, un cercle lancés comme autant de satellites autour du polygone centripète de la grande salle de culte, une organisation qui renvoie à de nombreuses typologies kahniennes, notamment le Capitole de Dacca... 

 

MATIÈRE 

Mais ce plan aura besoin d’un matériau pour s’incarner, tout comme la partition musicale – qui donne la hauteur, la durée et l’intensité – est avant tout écrite pour un instrument, un timbre. Ainsi le plan de la maison du collectionneur, dont l’épaisseur des murs et des refends est constante, réclamait un élément qui à la fois porte et isole. Ce sera la brique alvéolée en terre cuite qui rentre dans la fabrication de la plupart des pavillons bon marché, elle disparaîtra sous l’enduit pour que ne soit montrée que sa masse. 

De même, pour pondérer la sécheresse de ce plan répétitif, les plafonds seront composés de fines longrines métalliques soutenant des coffres bois sur lesquels sera coulée la dalle de toiture, une manière d’accorder une substance à chaque pièce en réactivant la tradition française des poutres apparentes. 

Chez Lapierre, il n’y a pas de culte de la matière, ce n’est pas un matériau précieux comme le gnaiss de Vals ou le bronze, utilisés par Peter Zumthor ou Carlo Scarpa pour redonner au mur ou à la fenêtre leur mystère. C’est souvent le matériau que l’on a devant les yeux et que l’on ne voit pas ou que l’on ne veut pas voir. Après la brique isolante des pavillons de banlieue, ce sera le Paxalu ce matériau trivial qui assure une parfaite étanchéité aux toitures plates tout en étant déconsidéré par les maîtres d’œuvre qui cherchent par tous les moyens à le masquer, que ce soit sous des dalles sur plots ou de vulgaires gravillons. Ainsi ce matériau a-t-il permis, comme par magie, d’agrandir à l’échelle 1 la maquette au 1/200 du Centre d’art de Cherbourg et de la poser sur le sol, sans l’ajout de béquets, de rejingots ou d’acrotères. Comme si ce matériau trivial était transfiguré par le projet. La transfiguration, l’une des grandes caractéristiques de l’art contemporain, notamment du pop art, comme nous l’explique le philosophe Arthur Danto dans La Transfiguration du banal... 

 

RÈGLE 

Tous les projets s’élaborent à partir de règles implicites qui s’accordent les unes avec les autres pour créer d’étonnantes chaînes causales permettant l’engendrement des formes. C’est le cas de la résidence Chris Marker qui se donne pour principe de départ des chambres étroites et allongées afin de libérer du volume constructible pour les espaces communs. Des chambres profondes qui réclament ensuite des ouvertures maximales sur l’extérieur. Ce seront ces baies à retrait et à linteau obliques dictés par la règle sécurité incendie du C+D qui accorderont à la façade sa texture cristalline si particulière. 

Il y a chez Éric Lapierre une fascination non feinte pour les écrivains oulipiens qui se sont intéressés aux règles génératives permettant de déclencher une dynamique neutre qu’ils auront ensuite simplement à canaliser sans porter sur eux toute la construction du poème, de la nouvelle ou du roman, et de substituer à la création démiurgique l’exercice ludique. 

Ainsi la maison du collectionneur a-t-elle été conçue sans couloir comme La Disparition, le roman de Georges Perec, se donne pour règle de ne pas employer la lettre « e », pourtant la voyelle statistiquement la plus utilisée de la langue française. L’oubli du couloir provoquera la redécouverte et la réactivation de l’enfilade antérieure au dispositif de desserte haussmannien. De même, l’emploi d’un unique matériau de couverture, le Paxalu, pour le centre d’art de Cherbourg a-t-il déterminé une architecture lisse et sans modénature... 

Mais plus profondément ce théoricien et enseignant milite pour que chaque praticien se donne systématiquement des règles génératives. Un procédé qui permettrait de construire le nouveau socle commun de l’architecture savante qui en est orpheline depuis qu’à la fin du XIXe siècle le langage classique est définitivement tombé en désuétude.

 

PIÈCE 

Mais revenons sur la pièce qui, chez Lapierre, se constitue comme l’unité architecturale par excellence. Nous l’avons déjà rencontrée dans la maison du collectionneur où cet espace de 4 par 5 mètres peut être facilement programmé de manières différentes : comme entrée, cuisine, repas, séjour, comme chambre des enfants ou des parents comme salle de bain, et même comme cour secrète... 

Cette pièce se retrouve à une autre échelle dans de nombreux projets de logements pour qualifier cette fois les espaces extérieurs qui prennent l’apparence d’une séquence de chambres urbaines. On la reconnaît aisément dans les plans masses que l’architecte nomme lui-même des empreintes. Ainsi les vides entre les immeubles de logements de l’éco-quartier Hoche à Nanterre (2012), qui occupent l’extrémité sud d’un macro-lot, ont-ils exactement la même importance que les pleins. Ils dessinent une continuité spatiale très structurée et composée de deux vestibules urbains desservant une place plantée ouverte sur l’opération voisine. 

Ailleurs, au sud de Genève dans un quartier dessiné par Roger Diener, le projet de concours conçu en 2012 occupe un îlot entier ponctué au nord et au sud par une tour. Mais les socles de ces tours, comprenant des locaux d’activité, s’étendent face à face de manière à générer un chapelet d’espaces urbains. Contrairement aux plans classiques où les vides sont dessinés au détriment des pleins et aux plans modernes où les pleins sont dessinés au détriment des vides, on parvient ici à un parfait équilibre. Comme dans ces dessins d’Escher où les blancs entre les figures noires se caractérisent de plus en plus pour accéder à la forme... 

 

GRILLE 

Projet à Genève, logements à Nanterre et à Lyon, résidence universitaire érigée sur le plateau de Saclay (2015) : les façades de ces immeubles se donnent essentiellement comme de simples grilles. Ce sont des trames uniformes dont parfois, comme à Lyon, les modules se rétractent ou au contraire se dilatent pour former des loggias. 

Ces trames, dont le minimalisme est souvent perturbé par les usages, portent en elles le souvenir d’un langage universel de l’architecture uniquement constitué de deux éléments : l’un horizontal, la colonne qui porte ; l’autre vertical, l’architrave qui est portée. 

Mais c’est aussi une texture qui vient absorber et réguler l’intrusion de la fenêtre, de l’ouverture intempestive : un système unifiant qui permet de souligner le surgissement des masses. Des masses qui ne sont jamais composées de fragments accumulés, mais qui sont parfois découpées comme au cutter, pour créer des terrasses qui soulignent les couronnements des constructions. 

 

ÉTRANGETÉ

Dans un texte sur le philosophe Alain, Maurice Blanchot raille dans un premier temps ses thèmes de prédilections. Puis il prend un ton plus péremptoire pour affirmer que si Alain revient si fréquemment sur les mêmes choses, c’est avant tout parce que pour lui ces choses a priori banales n’ont finalement rien de banal. On pourrait peut-être dire la même chose de Lapierre, « une architecture de vieux » s’était exclamé un des membres du jury lors de la remise du Prix de la première œuvre, en 2003, pour un bâtiment qui semblait déjà là. Mais si Lapierre revient sur les pilastres classiques dans ce petit bâtiment manifeste ce n’est pas par simple mimétisme mais bien parce que l’absence de socle commun fait aujourd’hui cruellement question...

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