Dominique Perrault |
Revenons sur un concours jugé en 2012 qui nous avait échappé, mais qui reste emblématique de la politique architecturale de l’Église catholique d’aujourd’hui et des nouvelles pratiques religieuses.
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Notre-Dame de Laus, un hameau posé en équilibre sur les contreforts des Alpes du Sud, au-dessus d’un vallon dessiné par un lac disparu, dont seul témoigne encore la toponymie : Notre-Dame de l’eau… Cet amphithéâtre de montagnes acérées, parfois envahi de nuages, dans lequel s’ouvrent des vallées et tombent en cascades des torrents, semblait attendre un drame à sa mesure. C’est dans ce paysage que naît Benoîte Rencurel (1647-1718), le premier personnage de notre histoire, une bergère en proie à de violentes visions extatiques.
Pendant plus de cinquante ans lui sont notamment apparus : saint Maurice – un soldat copte du IIIe siècle découvreur de la sainte lance et martyr en Suisse –, la Vierge avec son enfant, et le Christ crucifié, dont elle reprendra, prostrée, la position en croix du jeudi au dimanche durant une dizaine d’années, sentant son sang inonder son corps. Mais aussi des anges, et surtout des démons qui viendront la tourmenter pendant la dernière phase de son existence dans d’affreuses crises de déréliction. Comme si le récit de référence de l’Occident catholique – reléguant peintres, conteurs ou acteurs – avait préféré s’exprimer à même le corps de cette petite paysanne, afin de construire à travers les différentes stations de sa passion – un bois, une grotte, une colline, une ruine – une véritable géographie mystique capable de coloniser et d’évangéliser un paysage aride et profondément païen.
Dans ce nœud de communication, au croisement des routes de pèlerinage vers Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle, la nouvelle de ces transes spectaculaires – accompagnées de guérisons miraculeuses – s’est rapidement propagée aux contrées voisines. Au point que ce site deviendra à son tour un lieu de dévotion. Dès 1666, un sanctuaire est élevé pierre à pierre autour de la petite chapelle en ruine où la Vierge est apparue à Benoîte. Il deviendra la basilique actuelle. Déserté pendant la révolution française, ce lieu de culte va trouver un second souffle au XIXe siècle, le siècle des visions et des canonisations de Bernadette Soubirous et de Thérèse de Lisieux. Ainsi une hôtellerie monumentale au plan en T pouvant accueillir plus de 400 lits sera-t-elle édifiée au nord de la basilique. Un impressionnant équipement de trois étages, surdimensionné pour ce lieu marqué par l’ineffable, les visions fugitives et les senteurs versatiles liées aux apparitions…
Les pèlerinages n’ont depuis jamais cessé, et Notre-Dame du Laus accueillent chaque année entre 150 000 et 17 0000 visiteurs, ce qui en fait la première destination touristique du département des Hautes-Alpes. Nommé évêque de Gap en 2003, le charismatique Monseigneur Jean-Michel di Falco entre maintenant en scène. Il entreprend de faire canoniser Benoîte Rencurel et se préoccupe activement de ce lieu de culte en organisant des messes de plein air, des concerts et de nombreux autres événements. Car si les contraignantes dévotions hebdomadaires qui scandaient la vie des catholiques pratiquants tombent en déshérence, il n’en est pas de même des pèlerinages événementiels qui s’accordent aux migrations festives des croyants contemporains. On comprend alors la stratégie de l’évêque et de l’Église catholique qui, ne parvenant plus à s’affirmer comme un pouvoir sur les esprits, préfèrent s’appuyer sur ces pratiques pour reconstruire de nouveaux rituels en accord avec la culture et les questions de notre temps… Ainsi l’évêque lance-t-il en 2012 un concours dans le jury duquel nous trouvons un milliardaire, François Pinault, et un ancien ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon (mais c’est une autre histoire). Concours dont l’objectif est de repenser ce lieu fragile de rassemblement en y intégrant notamment un nouvel espace de prière capable de rassembler plus de 3 000 personnes, et de réaménager les espaces publics du hameau en les équipant d’un musée, d’un auditorium et d’un pôle hôtelier.
Une occasion donnée aux équipes sélectionnées de réfléchir sur le rapport du paysage au sacré et de se remémorer leurs lointains cours de catéchisme. Ainsi, l’équipe lauréate – Madec, Barani, Jourda – répond en poursuivant la refonte de l’Église catholique mise en place par Vatican II. Rudy Ricciotti revient aux temps héroïques de la contre-réforme et de ses retombées au XVIIIe siècle dans la politique de construction d’églises de pèlerinage ostentatoires de l’autre côté des Alpes. Quant à l’architecte de la bibliothèque François Mitterrand et du vélodrome de Berlin, qui montrait sans doute peu d’aptitudes à l’histoire sainte et à la théologie, il propose une refonte totale du site comme s’il s’agissait de l’équiper pour d’improbables jeux Olympiques.
Vatican II
L’équipe composée par Philippe Madec, Marc Barani et Françoise-Hélène Jourda (1955-2015) est restée suffisamment longtemps sur les lieux pour constater que l’emplacement choisi pour la nouvelle église, devant le parvis de la basilique, posait plusieurs problèmes. Ils ont compris d’emblée que les travaux allaient compliquer, voire interdire l’accès au lieu majeur du pèlerinage. Ensuite, que la proximité de la construction nouvelle avec l’entrée de la basilique risquait de provoquer des effets de congestion en contradiction avec l’atmosphère de méditation recherchée. Enfin, que cette concentration des lieux de prière était en totale inadéquation avec la nature même des apparitions de Benoîte qui, loin de se condenser en un point, se diffusaient de manière à transformer la totalité de ce paysage en espace de révélation. Aussi ont-ils préféré déporter la construction nouvelle en bordure d’un torrent au sud de la basilique en dégageant son parvis pour mieux l’ouvrir sur le cirque de montagnes.
Le nouveau lieu de prière vient ainsi s’encastrer dans une pente, le long d’un torrent. Un ouvrage de soutènement, coulé dans un béton intégrant de l’ardoise noire locale, accueille plusieurs chapelles sinusoïdales et sert d’appui à une charpente en bois en forme de carène renversée. Sous ce toit recouvert de bardeaux de mélèze se déploie un espace convertible pouvant être divisé ou rassembler d’un seul tenant plus de 3 000 fidèles lors des grandes manifestations religieuses. Cette construction emploie des matériaux locaux et peut réclamer une participation réelle ou symbolique des pèlerins en leur demandant d’acheminer les petits modules de bois conçus pour la charpente, comme les pèlerins du XVIIe siècle ont apporté leur pierre à la basilique…
Le réseau des voies du hameau est repavé et voit son orthogonalité renforcée, tandis qu’un cheminement paysager forme une boucle sinueuse en épousant les courbes de niveau. Il part du parvis de la basilique pour rejoindre son chevet en suivant partiellement le cours du torrent et en traversant de part en part la nouvelle église.
Contre-réforme
La proposition de Rudy Ricciotti semble conçue pour une église en lutte, une église triomphante. Il s’agit d’un monolithe allongé qui vient en partie s’enterrer en se déportant légèrement au sud pour permettre une liaison piétonne directe entre l’entrée du hameau et le parvis de la basilique. Profitant de la pente, son extrémité est s’ouvre sur un étrange dispositif optique : elle cadre, derrière l’autel, une croix latine en verre placée en limite de la terrasse extérieure pour permettre une autre lecture du paysage et en renfoncer la profondeur. L’enfouissement partiel de la construction permet de simplifier les travaux, sans recours aux grues. La dalle de 23 mètres de portée est mise en œuvre grâce à un dispositif rustique de postcontrainte. Les gaines sont coulées dans le béton et dessinent des sinusoïdes pour accueillir les câbles en acier qui seront, trois semaines plus tard, tendus par des tracteurs mobiles.
À l’intérieur s’ouvre un monde sans commune mesure : la paroi se plisse et s’invagine pour offrir un espace rupestre et inattendu jouant avec l’ombre et la lumière. Un projet qui entretient de nombreuses correspondances avec les œuvres des architectes maçons des chapelles du baroque tardif d’Allemagne du Sud : même tour de force technique dans l’emploi virtuose des voûtes à pénétration ; même banalité des volumes extérieurs des constructions qui s’apparentent souvent à de simples hangars ; mêmes intérieurs repliés et plissés se donnant comme des espaces infinis. Et même architecture de combat cherchant à convaincre par ses effets de stupéfaction, de sidération.
Rudy Ricciotti prouve ainsi qu’il est réellement un architecte baroque, comme il s’en enorgueillit parfois péremptoirement. Mais il semble, ici, s’être trompé d’époque : Benoîte Rencurel n’est pas Thérèse d’Ávila, Monseigneur di Falco n’est pas Ignace de Loyola et Benoît XVI n’est pas Sixte Quint…
Postreligieux
Après le toit et le volume abordés par les équipes précédentes, Dominique Perrault explore un autre élément fondamental de l’architecture : le sol. Ainsi le parvis de la basilique se découpe-t-il pour composer une vaste figure pentagonale qui laisse en dessous apparaître un sol primitif. Concave, il se creusera de sièges sculptés dans la pierre et définissant une croix grecque autour d’un autel central. Seuls les bas-côtés formant péristyles seront protégés et abriteront les espaces servant : chapelles, crypte et circulations. Ce cloître enterré, placé dans la continuité de l’entrée du hameau en contrebas, desservira ainsi par des escaliers l’ensemble des constructions existantes et projetées – notamment la basilique, l’hôtellerie du XIXe siècle et sa nouvelle extension symétrique – pour composer un unique complexe. Invoquant la disparition, cette intervention radicale semble cependant disproportionnée. Son église à ciel ouvert se rapproche plus d’un stade que d’un espace de méditation et de révélation s’appuyant sur les caractéristiques subtiles d’un paysage.
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N° 246 - Juillet 2016
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