Jacqueline SALMON |
Un album consacré à la villa Noailles, une commande passée
par la ville de Belfort sur l'architecture sacrée du Corbusier, la saison
s'annonce chargée pour Jacqueline Salmon. Ses photos interrogent l'architecture
pour répondre aux grandes questions de société. Raison de plus pour la
rencontrer. |
d'a : Comment êtes-vous venue à la photo d'architecture ?
Jacqueline Salmon : J'ai commencé par des études de peinture, d'architecture intérieure et d'histoire, avec l'idée d'être scénographe ou décoratrice de théâtre. La photo est venue par hasard, à la suite d'un grave accident. Ça a été ma manière de revenir à la vie. J'ai alors réalisé que ce médium était un outil formidable pour continuer à réfléchir –à travers des livres– sur la mise en scène de l'espace. Dès le départ, j'ai mené des recherches simultanément à la prise de vue. Mon premier travail portait sur les restaurations de la primatiale Saint-Jean de Lyon. Je voulais comprendre pourquoi on regardait toujours vers le passé avec la peur de construire le présent, et donc d'inventer une vie nouvelle. C'était à la fois une question personnelle et philosophique. Le projet suivant sur lequel je me suis penchée s'appelait « 8, rue Juiverie », et portait sur un bâtiment construit au XVIe par Philibert Delorme, à qui l'on doit le premier traité d'architecture, inspiré par cette construction. Ce lieu focalisait toutes les questions d'ordre humain, social et théorique qu'on peut se poser en terme d'architecture.
d'a : Quelle différence faites-vous entre vos travaux personnels et les commandes que l'on vous passe ?
J.S. : Les commandes représentent 50 % de ce que je produis. Ce sont elles qui me font vivre. En général, elles deviennent miennes parce que je les mène avec le même souci de fond et de sens que s'il s'agissait d'un projet personnel. Je travaille beaucoup en amont sur l'histoire des lieux. Ainsi, je sais exactement ce que je veux dire au moment de la prise de vue. Surtout si j'ai peu de temps pour faire mes photos. C'est le cas en ce moment pour ma série consacrée aux lieux du retraitement des déchets nucléaires. Je ne peux pas passer plus d'une journée sur les sites. La prise de vue est un instant charnière. Après, il me faut choisir les photos que je présenterai puis, enfin, les mettre en forme. Celles de l'Arsenal de Toulon, par exemple, sont de très grands tirages mats, encadrés de métal. Ce qui m'attire dans un projet, c'est son potentiel. J'aime l'idée que l'image est malléable, que l'on peut la multiplier, l'agrandir, la projeter, l'imprimer en gravure, en héliogravure… Il faut trouver ce qui convient le mieux.
d'a : La plupart des lieux auxquels vous vous intéressez sont chargés d'histoire…
J.S. : C'est le destin des lieux qui m'intéresse. Les projets que j'initie portent généralement sur des endroits d'enfermement, interdits au public – comme Sangatte, Clairvaux –, qui racontent de graves problèmes de société. Tous ont les mêmes caractéristiques. Ils ont existé avant, et existeront après. Clairvaux, par exemple, a été le premier couvent construit selon la règle cistercienne par Saint Bernard. Ensuite seulement, il est devenu la prison la plus dure de France. Comment en est-on arrivé là ? Mes recherches ont révélé que les concepteurs de la prison visaient, eux aussi, la rédemption de l'âme.
d'a : Qu'est-ce qui fait réellement l'architecture d'un lieu ?
J.S. : Ce ne sont pas forcément les murs et le toit. Je dirais plutôt que c'est une perception de l'espace. L'architecture est comme une seconde peau. La manière dont on agence l'endroit où l'on vit est une représentation de soi, de ses peurs, de ses angoisses, de son caractère. Et cela offre au bout du compte un portrait de société. On m'a reproché l'absence de gens dans mes photos. Ceux qui y sont n'y sont pas par hasard. Ce sont les questions d'ordre général qui m'inspirent, comme celles ayant trait au logement, aux constructions humaines. Or, le portrait vise le particulier. La série Chambres précaires s'intéresse aux sans-abri. Les reportages montrent la manière dont ils se débrouillent, sans aborder les problèmes humains. Moi, je me suis interrogée sur ce que la société fait pour eux. Et ça, c'est inhumain.
d'a : Vous avez travaillé sur les réalisations du Corbusier et celles de Mallet-Stevens. Comment les percevez-vous ?
J.S. : Ce n'est pas tant Mallet-Stevens qui suscite mon intérêt que le destin de la villa Noailles. Celle-ci a d'abord été le lieu de l'utopie moderniste avant d'être abandonnée, puis rachetée par la ville pour devenir un centre d'art, gardant ainsi sa fonction de catalyseur culturel. Aujourd'hui, ce sont donc les municipalités qui deviennent mécènes et non plus les aristocrates. Peut-être que la villa témoigne désormais de l'impossibilité de cette utopie moderniste. Pour Le Corbusier, c'est différent. Plus je regarde son travail (la ville de Belfort m'a passé commande sur son architecture sacrée), plus je l'admire. Tout chez lui est dans l'idée dirigée vers une fonction précise, mais avec une ambition immense, celle de faire tenir l'homme encore plus droit. La technique est secondaire. Tout est tellement simple. Rien n'est fabriqué inutilement. On se sent respecté et estimé chez Le Corbusier. Je suis impressionnée par le fait que quelqu'un de laïque puisse aussi bien penser l'espace religieux. Il a une espèce de fraîcheur qui lui permet de pénétrer dans quelque chose de spirituel.
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