Ingrid TAILLANDIER |
Depuis une dizaine d’années, Ingrid Taillandier partage son quotidien d’architecte entre les projets qu’elle réalise et le travail qu’elle mène auprès des étudiants. Construire et enseigner, c’est ainsi qu’elle envisage son métier. 2017 est une année importante pour l’agence ITAR. Un cap qu’elle franchit en déménageant et en accédant à des commandes plus importantes sans rien perdre de sa motivation et de son engagement, notamment pour défendre sa condition de femme dans un milieu historiquement masculin. |
Ingrid Taillandier, 44 ans, vient tout juste de déménager. À deux pas de son ancien atelier, elle a ressuscité un vaste garage du Haut Marais où, de nouveau, elle réunit vie privée et professionnelle à une même adresse. Elle profite de l’occasion pour présenter son travail in situ dans une exposition intitulée « Habitare1 ». Elle y détaille différents projets de logements, son domaine de prédilection, et explore de façon documentaire une des questions qui fonde sa pratique : l’appropriation des lieux de vie qu’elle imagine. Ce changement d’échelle tombe à point nommé. L’agence ITAR accède désormais à des commandes plus importantes, sort enfin de Paris, se frotte aux promoteurs privés. Franchir une étape, dit-on.
Avant de devenir architecte, Ingrid Taillandier s’est essayée à la classe préparatoire version HEC, « une année totalement inintéressante » qui lui permet au moins d’acquérir la certitude que son avenir se dessinera ailleurs. Au début des années 1990, elle prend ainsi la tangente direction Kansas City pour « une année mémorable et fantastique » en tant que jeune fille au pair, prétexte idéal pour voyager intensément et découvrir le pays, notamment New York, sa ville de cœur. Elle y fréquente les cours d’architecture de l’université du Missouri en auditrice libre et se fixe un but : revenir aux États-Unis et y obtenir un diplôme. De retour en France, direction l’École de Paris-Belleville, un stage chez Philippe Gazeau, puis chez Behnisch à Stuttgart. En 1997, elle revient à New York où elle suit un master à l’université de Columbia grâce à l’obtention de bourses, avant de se confronter à la grande agence américaine chez Richard Meier. C’est donc à Manhattan que son histoire d’amour avec les tours débute. Elle consacrera son mémoire de diplôme aux premiers gratte-ciel américains modernes. Elle écrit dans les revues autour de ces questions et travaille à la Cité de l’architecture et du patrimoine aux côtés de Jean-Louis Cohen, dont elle a suivi les cours sur Mies van der Rohe à l’Institute of Fine Arts. « À ce moment-là, je ne voulais pas être architecte mais historienne de l’architecture. » Elle se sent pourtant très vite seule à écumer les bibliothèques. Son pragmatisme la rattrapant, elle revient chez Philippe Gazeau pour se frotter à la réalité de la profession.
D’Ingrid Taillandier à ITAR
Éprise de liberté, elle décide en 2003 de voler de ses propres ailes et de créer son agence. « C’était dans mes gènes. Je n’ai pas le tempérament qu’il faut pour être salariée. Et je voulais vivre sur mon lieu de travail, comme mon père, sculpteur, qui a toujours été libre. » Comme nombre d’architectes, elle démarre par des extensions de maisons pour des amis d’amis. La première commande viendra de Paris Habitat : sept logements rue Pouchet, dans le 17e arrondissement. C’est le moment où elle décide de changer de nom de son agence, délaissant son patronyme au profit d’ITAR, acronyme plus générique et « moins artisanal », selon elle. Pour autant, le démarrage de sa vie professionnelle ne se fait pas en douceur. « J’ai commencé trop tôt. Je n’avais fait que des concours, aucun chantier. Avec un peu plus d’expérience, j’aurais évité bien des déboires. » Sur ses deux premiers projets, les logements de la rue Volta et de la porte Pouchet, les entreprises font faillite. « Je n’étais pas assez armée. C’est avec l’expérience qu’on résout les problèmes. Aujourd’hui, je conseille à mes étudiants de ne pas se précipiter. »
Elle assouvit désormais son intérêt pour la recherche via l’enseignement, dont elle revendique une vision militante. D’abord à La Villette, aujourd’hui à Versailles, et elle est également directrice d’un master à Shanghai. « Enseigner me nourrit au quotidien, c’est indissociable de ma pratique. » De son obsession pour la hauteur, elle fera une exposition, « L’invention de la tour européenne », présentée au Pavillon de l’Arsenal en 2009. « Paris n’arrivait pas à faire accepter les tours. Il y avait beaucoup de prises de position contre la hauteur. Je pensais que l’Europe avait quelque chose à dire dans ce domaine. »
L’agence ITAR compte aujourd’hui une dizaine de personnes. Elle a pour l’heure construit essentiellement du logement en Île-de-France mais vient de remporter une opération de 91 logements à la Part-Dieu, à Lyon. Pas toujours aisé de se diversifier. « Quand tu es mise dans une case, on aime bien t’y laisser. Mais à rester dans un environnement trop familier, on perd des notions essentielles. » Heureusement, le logement est un thème qui me passionne et dans lequel il y a encore beaucoup à faire. Elle revendique une attitude pragmatique dans sa pratique. « Je suis à l’écoute des maîtres d’ouvrage et j’essaye réellement de comprendre leurs préoccupations économiques. » La réhabilitation fait partie des sujets qui intéressent beaucoup celle qui avoue un penchant pour la complexité. « J’aime métamorphoser un bâtiment, comprendre ce qui ne fonctionne plus. Bien sûr, on ne peut pas résoudre tous les problèmes sociologiques en tant qu’architecte, mais on peut transformer les espaces et la façon dont ils vont être occupés au cours de la journée. Je ne suis pas à l’aise avec l’idée du terrain vierge dénué de contexte. Je suis très mal à l’aise avec le trop de liberté. »
Féministe assumée
Face aux difficultés d’une profession malmenée, elle rejoint nombre de ses confrères et consœurs. « L’architecte a perdu le pouvoir. La maîtrise d’ouvrage privée nous fait vivre même si les honoraires sont bas. De toute façon, si tu veux devenir riche, tu ne choisis pas d’être architecte. Si tu ne veux pas t’ennuyer et si tu veux aller au boulot avec joie, alors c’est un bon choix ! Mais la logique de rentabilité des promoteurs est surtout un rouleau compresseur pour l’architecture. On s’y essaye tous mais c’est très dur de lutter. J’ai une grande admiration pour ceux qui y arrivent. Il faut chaque jour faire preuve de pédagogie pour leur expliquer qu’ils se trompent à vouloir nous faire faire des couloirs de 1,30 mètre. Effleurer son voisin quand on le croise ne participe pas à la qualité de la vie collective. »
Si la profession et la conjoncture ne sont faciles pour personne, Ingrid Taillandier ne mâche pas ses mots quant à sa condition de femme dans un milieu historiquement masculin. Délaisser son patronyme, c’était aussi se prémunir d’un triste constat sur un sujet qui lui tient particulièrement à cœur. « À l’époque, je pensais qu’être une femme en architecture pouvait me nuire. Même si elles sont de plus en plus nombreuses dans les écoles, les décideurs sont des hommes. Notre génération est de moins en moins machiste, donc je suis optimiste. Mais les décideurs d’aujourd’hui le sont encore. Aujourd’hui, je n’ai pas le même pouvoir qu’un homme face à un décideur, j’en suis convaincue. Je le vis tous les jours. On m’appelle M. Taillandier par mail. Au gigot bitume de mon propre chantier, c’est écrit M. Taillandier à ma place à table. L’architecte est forcément un homme ! Vis-à-vis de mes étudiantes, le fait d’avoir ma propre agence, c’est aussi leur montrer que c’est possible. Certaines ont déjà baissé les bras avant même d’avoir commencé ! Je suis très “solidarité féminine” et je le revendique, quitte à me faire taxer de féministe de base. Je suis confiante pour l’avenir mais il faut rester sur nos gardes car une certaine forme de conservatisme refait surface. »
1. « Habitare », jusqu’au 10 novembre 2017 à Paris au Grand Garage Turenne, 66 rue de Turenne dans le 3e arrondissement, puis à la galerie Âme Nue à Hambourg à partir du 23 novembre 2017.
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