Autoportrait, 1931, épeuvre gélatino-argentique. Berlinische Galerie. |
Le Point du Jour présente à Cherbourg avec l’exposition « Raoul Hausmann, photographies, 1927-1936 » des tirages originaux réunis par Cécile Bargues, historienne qui en est, avec l’équipe du centre d’art, la commissaire. Ces photographies furent réalisées d’abord en Allemagne, puis à Ibiza, où Hausmann s’était réfugié pour fuir le nazisme. Les dernières rendent magnifiquement compte de l’architecture paysanne de l’île. |
« Ibiza est par antonomase le pays de l’architecture sans architecte. Les maisons que les paysans y ont construites sont d’un style si pur et d’une expression si harmonieuse qu’elles peuvent parfaitement soutenir la comparaison avec les œuvres réfléchies et calculées de l’architecture moderne. Dès que vous quittez la ville et que vous allez à l’intérieur des terres, vous allez de surprise en surprise : partout la même perfection plastique, partout la noblesse des formes des maisons. À première vue, elles rappellent les maisons algériennes et aussi celles des îles grecques, mais très vite vous réalisez être en présence d’une conception plus pure, infiniment plus intuitive de l’art de bâtir. »
« Architecture Without Architects » : tel était le titre d’une exposition du Museum of Modern Art de New York, qui s’y est tenue durant l’hiver 1964-1965. Son auteur, l’architecte américain d’origine tchèque Bernard Rudofsky (1905-1988), y présentait des exemples, issus d’une soixantaine de pays, représentant « un art communautaire, produit non par des spécialistes mais par l’activité spontanée et continue de tout un peuple ayant un héritage commun et agissant sous l’effet d’une communauté d’expérience ». Les lignes citées plus haut, pourtant, ne figurent pas dans le catalogue de l’exposition de Rudofsky, dans lequel ne se trouve aucun exemple ibizien. Elles ont été publiées près de trente ans plus tôt, au printemps 1936, dans l’avant-dernier numéro de la très européenne revue catalane D’Acì i d’Allà , au début d’un article signé Raul Hausmann et titré « Ibiza et l’architecture sans architecte ».
Autre surprise : ce Raoul Hausmann (1886-1971) n’est autre qu’un des protagonistes, à la fin de la Première Guerre mondiale, du mouvement Dada de Berlin – l’inventeur (avec l’artiste Hannah Höch, un temps sa compagne) du photomontage, l’auteur de collages aussi dynamiques que virulents, associant photographie et typographie, l’auteur de poèmes phonétiques, préfigurateurs de la poésie sonore, puis optophonétiques, quand ils en transcriront graphiquement la partition.
Mais dans les années 1930, l’activisme dada est déjà loin. Le groupe, réparti entre Zurich, Paris et Berlin, s’est disloqué. Hausmann danse, théorise, produit, écrit, pratique la photographie, fuit la ville à laquelle il préfère les plages du Nord qu’il fréquente avec ses deux femmes. Pour lui, le mot dada représente un « état intellectuel et individuel » : la définition même de l’artiste, de son engagement, de ses expériences de vie qu’il s’agit d’inventer pleine et entière. Si celles-ci lui sont essentiellement intimes, il participe toujours, au début des années 1930, de l’avant-garde à Berlin, avec ses amis August Sander, Raoul Ubac et László Moholy-Nagy ; il expose, publie, intervient publiquement.
C’est assez pour qu’il se sache menacé par les nazis. Lorsque ceux-ci incendient, en février 1933, le Reichstag, la fuite est la seule issue. D’autant que Hedwig, sa femme, est juive, et que Vera Broïdo, sa jeune compagne, russe et fille de menchevik, l’est également. Ils se réfugient, comme beaucoup d’autres Allemands – tel le philosophe Walter Benjamin – à Ibiza. La vie y est peu chère, les gens simples et chaleureux. Ils s’installent Can Palerm, une maison rurale isolée dans la campagne, « la plus belle demeure qu’on puisse imaginer ». Ce séjour prendra fin en 1936, alors que l’île tombe sous le joug franquiste. Pointé comme artiste « dégénéré » par les nazis, Hausmann ballotte en Europe – à Prague, à Amsterdam, à Zurich, à Paris – avant de trouver refuge, en 1939, dans le Limousin. Apatride, poursuivi par la malchance, il ne pourra émigrer et vivra pauvrement, quasi oublié, jusqu’à sa fin en 1971, à Limoges.
La parenthèse d’Ibiza a cependant été féconde. Il s’y est fait anthropologue et architecte, étudiant ces architectures qu’il photographie et dont il dresse des relevés. Il publie sur ce sujet de nombreux articles, en Suisse, en Espagne, pour la revue AC du Gatepac (le groupe des artistes et techniciens espagnols pour le progrès de l’architecture contemporaine), en France dans L’Architecture d’aujourd’hui aussi bien que dans la Revue anthropologique… Et exposera ses photographies en 1936 au musée des Arts et Métiers de Zurich. Pareil engagement ressort d’une forme de militantisme.
Montrer que l’art est l’expression d’un mode de vie partagé par des gens humbles, que donc il ne relève pas de l’héroïsme ou du génie de l’artiste ou de l’architecte, et encore moins de ceux d’une race, qu’il ne dépend pas de technologies nouvelles, n’est pas anodin. Par là , Hausmann s’oppose tant à l’idéologie nazie qu’aux passagers du Patris II qui, cette année 1933, s’en étaient revenus d’Athènes forts d’une charte moderne. Ce qui compte, c’est bien la vie, l’expérience. L’héritage, la mémoire, la permanence sont paradoxalement émancipateurs, non parce qu’il faudrait se résoudre à les perpétuer ou se contraindre à s’y plier, mais bien parce qu’ils désignent une possible harmonie entre l’être et le monde qu’il s’agit de réinventer en y engageant sa propre vie.
Tel est précisément l’objectif du dadasophe affranchi Raoul Hausmann, qui a entrepris à Ibiza la rédaction d’un grand livre, baptisé Hyle. En grec, le terme désigne la matière du monde et le monde en tant que matière. Si Hausmann le choisit, c’est que pour lui la vie s’inscrit dans un lieu matériel formé de choses mais surtout parcouru de flux – l’oikos, que nous habitons de notre corps et que nous construisons de notre esprit. En platonicien, il distingue l’eidos, la forme qui le représente matériellement, de l’idea, l’opinion que l’on se fait à partir de son apparence. En artiste engagé, il préfère la première à la seconde et aux idéologies l’écologie (à la lettre). En toute lucidité, il construit la compréhension des formes des maisons et des paysages d’Ibiza, en les photographiant, en les étudiant, en publiant, en exposant.
Cette leçon est encore celle de Walter Benjamin, lui aussi envoûté par l’architecture de l’île et ses « intérieurs où le blanc éblouissant des murs se détache sur de l’ombre » – comme en négatif de la caverne et de son mythe, comme en contrepied de la formule corbuséenne du jeu des formes sous la lumière. Benjamin aura séjourné deux fois à Ibiza : d’abord en 1932, puis en 1933. Déjà , il constate combien ce monde s’est dégradé en peu de temps. C’est là qu’il écrit Expérience et pauvreté, texte dans lequel il note que « le cours de l’expérience a chuté ». Lui-même, Hausmann, seront victimes de cette dévaluation. Et nous tous, qui avons perdu, à Ibiza comme partout, l’harmonie, la plénitude, mais qui devrions savoir, grâce à eux, par quelles voies les reconstruire.
« Raoul Hausmann, photographies, 1927-1936 », exposition présentée jusqu’au 14 janvier 1918 au Point du Jour à Cherbourg (www.lepointdujour.eu). Cécile Bargues, commissaire, David Barriet, David Benassayag et Béatrice Didier, commissaires associés. Puis, du 5 février au 20 mai 2018, au Jeu de Paume à Paris (www.jeudepaume.org).
Livre éponyme, coédité par le Point du Jour centre d’art, le musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart et le Jeu de Paume. Texte de Cécile Bargues, accompagné de « Raoul Hausmann et Vera Broïdo, ma mère », par Nik Cohn. Cherbourg, octobre 2017. Format 19,8 x 22,5. 122 photographies en trichromie et 20 illustrations en couleur, 240 pages, 39 euros.
Lire encore : Cécile Bargues, Raoul Hausmann après dada, préface de Marc Dachy, éditions Mardaga, Bruxelles, 2015, 35 euros ; Fondation pour l’Architecture, Bruxelles et T.E.H.P., Ibiza, Raoul Hausmann architecte, Ibiza, 1933-1936, Archives d’Architecture Moderne, Bruxelles, 1990.
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