Eva Samuel : « L’analyse n’est pas neutre… »

Rédigé par Françoise ARNOLD
Publié le 01/03/2004

Portrait d'Eva Samuel

Article paru dans d'A n°135

Ancrées dans une réflexion urbaine, les opérations réalisées par Eva Samuel en tirent leur pertinence sans jamais céder un pouce de leur droit à l'architecture.

Eva Samuel tient tout d'abord à mettre les choses au point : d'accord pour l'article, mais à condition que celui-ci ne soit pas focalisé sur la personne. « Je voudrais faire passer l'idée d'un parcours d'idées à cheval entre plusieurs disciplines : l'archi, l'urba, le paysage, l'ethno, l'enseignement, l'archi encore, comme lieu du visible de ce parcours », finira-t-elle par préciser… Nous partons alors au fil des projets, qui effectuent d'incessants va-et-vient entre échelles urbaine et architecturale, pour mieux les imbriquer. En retour, lorsqu'elle montre une maison à l'étude au Cap-Ferret, le plan apparaît au premier coup d'œil comme un document d'urbanisme… On y voit des pièces autonomisées, des services (WC, salle de bains, rangements, cuisine, etc.) conçus comme une série de cabanes de jardin, des cheminements entre les volumes… Tout un principe de composition par agrégation et articulation. Lorsqu'elle travaille à l'échelle urbaine, elle a plutôt tendance à désagréger ce qui a été ossifié, en tout cas à révéler les fluidités potentielles sous-jacentes. Son champ privilégié est celui de la banlieue, avec ces villes qui se sont constituées par enclaves successives, par juxtaposition de lotissements puis de cités d'habitat social, comme à Villejuif. Ou de ces villes modernes, comme Massy (un des derniers marchés de définition auquel elle a pris part), planifiée en 1957 à l'échelle du territoire mais dont la lisibilité s'est brouillée… Il ne s'agit pas de réparer des erreurs passées, mais plutôt de rendre les lieux à leur territoire. Son approche intègre alors une part d'ethnographie, ainsi qu'elle l'a annoncé en préalable. Elle investigue dans les archives, et les élus sont surpris de découvrir que leur ville a une histoire, un sens. Elle invente une cartographie, comme celle de la représentation des espaces publics où les rectangles clairs apparaissent bardés de barbelés. L'image en dit long sur les racines de l'absence du sentiment de citoyenneté… Elle montre comment on pourrait, simplement, ouvrir une grande avenue entre des équipements existants.


Mais les élus sont souvent pris par des problèmes de gestion quotidienne et l'urgence des résultats à obtenir. Ils ont tendance trop souvent à trouver le projet peu visible, même s'il ne s'agit que d'une étude urbaine. Il est vrai que la démarche d'Eva Samuel donne forme le plus tard possible et sans imposer de vision préétablie. Elle prend les territoires pour ce qu'ils sont, avec le choc de leurs échelles. En plus d'une vingtaine d'années de pratique, elle a accumulé sa part de frustration et d'agacement : une concertation qui, en l'absence de culture urbaine partagée, révèle les limites de la démocratie ; des élus qui croient voir dans le paysage la solution de tous les maux et préfèrent habiller de vert des murs-pignons quand il faudrait des jardins publics ; l'omniprésence d'un modèle urbain dominant, qui effectue une sorte de « polissage » de la ville. Elle regrette l'absence de tribune professionnelle, mais relève toutefois que, depuis qu'elle est architecte-conseil, ses idées sont écoutées. En tant que maître d'œuvre, on lui disait simplement de rester à sa place. Or, pour elle, tout est lié.


De la banlieue à Cuba, la richesse des modes d'habiter non normatifs

« L'analyse est importante, avance ainsi Eva Samuel, mais elle n'a pas de neutre, elle induit un projet. La mise en forme architecturale s'inscrit dans ce processus et y conserve son autonomie. C'est ce que j'enseigne » aujourd'hui à Paris-La Villette, après Grenoble. C'est là aussi qu'elle a bénéficié de l'enseignement de Guy Naizot, pionnier sans doute de l'intérêt pour la banlieue. Cette expérience, croisée avec les années passées à Cuba, donnera lieu à un diplôme sur des maisons construites sans permis, qui révélait la richesse des modes d'habiter non normatifs – un thème qui encore aujourd'hui la taraude. L'élève et le maître ont travaillé ensemble sur le réaménagement du centre-ville de Saint-Denis (93) autour de la basilique, puis à la construction de l'ambassade de France à Ryad, en Arabie Saoudite. Plus tard, associée avec Patrick Sourd, elle construira une place et un immeuble de bureaux à Chilly-Mazarin (94), qui leur valut le prix de la première œuvre du Moniteur, en 1993. Désormais, elle poursuit son chemin en solo.


Sa réflexion urbaine se double de créativité architecturale, qui n'apparaît jamais gratuite et force le respect. Ses réalisations incarnent au premier abord une sorte de fantasme d'aujourd'hui : elles flirtent avec les images suisses et hollandaises, joyeuses et colorées, avec davantage de gravité. Eva Samuel a le goût de la couleur soutenue, presque sourde, qu'elle manie avec beaucoup de sûreté. Elle possède aussi le sens de la culture constructive : on sent de la jubilation lorsqu'elle raconte son insistance à convaincre l'entreprise de laisser apparentes les pré-dalles du plancher dans le plafond des salles de classe de sa dernière livraison, une école à Villejuif.


À chaque fois, dans ses opérations, le sens de l'usage se trouve renforcé par une attention particulière à la manière dont le corps s'installe dans l'espace, comme un point de départ pour apprécier le monde qui l'entoure. À Villejuif, la façade sur l'espace public est caractérisée par de grands bow-windows ; à l'intérieur, ils constituent dans chaque classe autant de boîtes ouvertes, en coupe, des sortes de petits salons. À Lyon, place Moncey, elle a installé de grands blocs de pierre en guise de bancs, implantés les uns par rapport aux autres pour favoriser la création de petits groupes. Elle les a appelés les « pièces à palabre », un espace nécessaire à la population maghrébine qui vit dans ce quartier.


À Bobigny, le marché offre des perceptions changeantes selon que l'on se trouve près ou loin de lui – mais aussi selon qu'il est ouvert ou fermé (voir d'A n°127). Surtout, ces bâtiments sans prouesse sont réussis parce qu'ils s'inscrivent parfaitement dans leur territoire. « Pour autant, ce n'est pas le territoire qui fait le projet, souligne-t-elle. C'est la prise de position. La forme a son autonomie dans le processus de pensée. » Elle avoue regarder du coté des Suisses, des Japonais, des artistes comme Kawamata, Van Lieshout ou Alan Wexlout, ou des architectures vernaculaires. Elle dit d'abord aimer leur pensée sur la matière, leur manière de décomposer les outils typologiques puis de les manipuler pour les reconnecter à leur sens original, ou leur manière de n'utiliser que peu de paramètres. Puis balaie tout cela : ce qu'elle aime, ce qui l'inspire, c'est l'effet de présence que suscitent ces architectures, c'est-à-dire à la fois la manière dont l'objet met celui qui le regarde à distance et se fait ressentir avec force. « On n'a pas besoin d'une expérience formelle forte, conclut Eva Samuel. L'architecture n'a pas besoin d'être expressive ou bavarde, ou super plastique. Son but est d'offrir une sensation, une émotion qui transporte celui qui la vit vers plus de qualité et de respect de l'autre. Il n'a besoin pour cela ni de comprendre ni de savoir. »


Groupe scolaire Robert-Lebon, Villejuif (94)

Située près de la RN 20, l'école remplace un équipement existant. Cependant, quand le premier était introverti et tourné vers la cité dont il renforçait l'enclavement, le second ouvre sur un parvis, devant le futur passage de la coulée verte départementale. Ce parvis est planté d'arbres en cépée, au port souple, et l'école protégée par un jardin en creux, dessiné par Eva Samuel, plutôt que par des grilles. Le bâtiment a été construit en huit mois selon une technique de préfabrication lourde – un choix permettant de respecter les délais, de rationaliser la construction et d'obtenir en contrepartie des finitions de qualité. Six moules seulement ont permis de décliner les exigences précises du programme de l'école. Les portiques ont une portée d'une dizaine de mètre et les panneaux sont de la hauteur d'un niveau et longs de 8,20 m. Ils sont en béton clair, avec une empreinte de travertin en fond de moule, ce qui leur donne une certaine douceur. Les fenêtres et les bow-windows sont soulignés par des encadrements en tôle d'aluminium laqué. La cinquième façade, sur laquelle plongent les fenêtres des tours voisines, a fait l'objet d'un soin particulier : les édicules sont enveloppés dans une grille orange – que l'on retrouve en façade dans des dispositifs mi-balcon, mi-brise-soleil.


(Maîtrise d'œuvre : Eva Samuel, architecte, et associés ; Bernard Benoit, Stéphane Romain architectes assistants - BET : Berim - Surface : 4 500 m2 (19 classes, restauration, Rased) + 5 000 m2 pour le centre de loisirs - Coût : 6,7 M d'€.)


Massy

La banlieue et les villes modernes sont un champ privilégié pour Eva Samuel. Elle a a pris part au marché de définition lancé, fin 2003, par la ville de Massy, dont la lisibilité s'est brouillée depuis sa planification (1957). Perspective en 1958.


La maison du temps libre, Stains (93)

Ce petit équipement est un concours perdu. L'espace intérieur est fondé sur le prolongement de la continuité urbaine, établie par l'architecte-urbaniste Patrick Germe, avec une salle polyvalente attenante à un jardin et éclairée par un jeu de patios. Le vocabulaire architectural procède d'une réconciliation avec celui des tours environnantes, mais les associations qui ont jugé le projet n'ont pas aimé le béton.


Place Moncey, Lyon (69)

La démolition de deux îlots, projetée par le paysagiste Alain Marguerit, a dégagé une surface équivalente à celle de la place des Terreaux, soit 9 000 m2 . Eva Samuel et la paysagiste Karin Helms se sont attachées à en faire un lieu d'usage plutôt que de représentation, en la concevant comme un salon à ciel ouvert : mail de tilleuls sur trois côtés, espaces de jeux pour enfants et pour adolescents, « pièces à palabre » en bloc de pierre de la région.


Marché de la Ferme, Bobigny (93)

Un tiers du bâtiment existant a été démoli pour permettre la mise en place d'un enchaînement de placettes. L'image a été également radicalement transformée pour évoquer les empilements de cageots. Les façades ont été réalisées en contreplaqué de 4 cm d'épaisseur, fixé de part et d'autres d'une ossature métallique. Côté extérieur, ces panneaux sont enduits de rouge de falun et d'un traitement anti-tags. Ils sont aussi ajourés, ce qui laisse voir la teinte jaune lasurée de l'élément intérieur.


Maison à Orsay (91)

Cette extension propose un vaste espace ouvert de plain-pied sur le jardin, bordé d'éléments de services (WC, rangements, cuisine), conçus comme autant de cabanes de jardin.


Biographie :

> 1949 : naissance à Paris.

> 1971-1972 : séjour à Cuba.

> 1977 : diplôme à UP6 (Paris-La Villette).

> 1978-1985 : association avec Guy Naizot.

> 1993 : prix de la première œuvre.

> 1996 : enseigne à Paris-La Villette.

> 2004 : livraison de l'école Robert-Lebon à Villejuif.

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