Grand écart
Depuis qu’en école d’architecture au milieu des années quatre-vingt, j’ai découvert le monde des architectes, il me semble avoir toujours entendu résonner le bruissement des plaintes d’une profession assiégée et se battant pour exister au sein d’une société inculte, hostile et normative à l’excès. À l’arrière-plan de cette scène de tragédie, s’est toujours dressée l’évocation d’un âge d’or perdu. On peine cependant à deviner à quelle époque renvoie cette nostalgie, tant la légitimité de l’architecte semble n’avoir jamais été clairement acquise.
Mais malgré la crise, les normes, l’inertie institutionnelle, la multiplication des intervenants ou l’impéritie des entreprises, le nombre de réalisations de qualité qui parviennent aux rédactions de la presse spécialisée n’a rarement été aussi important qu’aujourd’hui. Si l’architecture peut encore advenir autour de nous, d’où provient alors cette anxiété chronique qui serait à la conjoncture ce que le froid ressenti est à la véritable température ?
Est-ce parce que dans le même temps, l’évolution brutale du paysage à laquelle nous sommes confrontés a profondément modifié les enjeux du projet ? L’héritage patrimonial du XXe siècle qu’il faut transformer et adapter, la ville diffuse et les campagnes mitées qu’il faut rendre habitables sont parmi les plus grands défis qui ont été lancés aux architectes. De fait, l’écart entre le rôle auquel ils sont confinés et les potentialités d’action auxquelles ils aspirent n’a jamais été aussi grand. Est-ce la raison de leur sentiment lancinant de frustration ? Les architectes voudraient élargir leur champ d’action, redéfinir leur rôle, alors même qu’ils doivent sans cesse réaffirmer leur légitimité. C’est pourquoi, devant ces territoires voués à l’opprobre mais où se tiennent les germes d’un mode d’habiter à réinventer, les architectes pourront difficilement se contenter de se draper dans la posture du poète griffonnant pieusement dans son cahier de moleskine.
Emmanuel Caille, rédacteur en chef