Altermodernité
L’interconnexion en temps réel des diversités du monde et leur intense mutabilité désormais constitutive contribuent chaque jour à brouiller davantage l’intelligibilité de notre environnement. Comment l’architecte peut-il alors rendre habitable ce monde dont la réalité lui échappe ? Alors que le Pavillon de l’Arsenal célèbre les années 80, transformant opportunément le postmodernisme en objet de l’histoire, il est peut-être temps de se demander comment reconstruire une modernité qui permette de se projeter avec confiance dans une culture globalisée. Comment rester acteur de cet inéluctable mouvement plutôt que de le subir ? Comment échapper aux pièges des mythes modernistes de l’universalisme, du progrès, des avant-gardes et de la radicalité sans tomber dans ceux du repli identitaire ou des pièges du multiculturalisme ? Comment instaurer un lan-gage conciliant standardisation et singularités ?
Nicolas Bourriaud, déchiffrant les signes que lui renvoie le monde des artistes contemporains, nous montre l’émergence d’« un projet collectif qui ne se rapporte à nulle origine, mais dont la direction transcenderait les codes culturels existants, et en emporterait les signes dans un mouvement nomade* ». Pour le qualifier, il propose le terme d’« altermodernité » et pour en préciser les mécanismes, il emprunte un adjectif au vocabulaire de la botanique : radicant. Sont radicantes les plantes comme le lierre dont les racines adventives s’attachent et se nourrissent en même temps qu’elles avancent. Alors que la radicalité renvoie aux origines, la radicantité se construit dans la tension entre enracinements et mouvement. Elle tire sa force de la fluidité et de l’instabilité : elle est nomade.
Nous nous sommes approprié ces outils d’analyse pour rassembler dans cette édition exceptionnelle de d’architectures, marquant sa deux centième parution, les démarches et les projets d’architectes qui nous semblaient affronter ces nouveaux enjeux et assumer notre condition altermoderne. De Chine, du Mali, de France, de Thaïlande, de Colombie ou de Norvège, une nouvelle esthétique est peut-être en train de naître. Sa lisibilité n’est pas évidente parce qu’elle échappe à la dictature de l’image et à ses codes de séduction standardisés. Elle s’attache en effet davantage aux processus qui la génèrent et aux relations qui la définissent localement dans le flux de la culture globalisée, se dérobant ainsi au statut d’objet de consommation visuelle. Son esthétique n’est donc pas aussi facilement reproductible que l’étaient les colonnes des années 80 ou que le sont aujourd’hui les loggias vertes en encorbellement et les façades végétalisées.
Pour ce numéro, nous avons voulu nous associer avec l’équipe du Global Award for Sustainable Architecture. Ses animateurs œuvrent depuis cinq ans aux quatre coins du monde pour défricher la terra incognita de pratiques architecturales alternatives ou réévaluer certains acteurs que le grand barnum de la scène médiatique a relégués à l’arrière-plan.
Mais, entre renoncements et naïvetés végétalisantes, la décennie de nécessaire prise de conscience écologique que nous venons de vivre s’est le plus souvent traduite par un grand désarroi esthétique. Les réponses que nous amorçons ici restent extrêmement modestes au regard de l’immense ambition de notre questionnement initial. Nous aimerions néanmoins qu’elles marquent le passage à une ère nouvelle qui sache puiser, dans l’énergie incontrôlable de la globalisation, l’inventivité et la poésie qui rendront ce monde encore plus habitable.< Emmanuel Caille
* Nicolas Bourriaud, Radicant, pour une esthétique de la globalisation, p. 45. Voir l’entretien en pages 25 et
suivantes de ce numéro.