Sortir du ghetto par le carnaval ? par Sonia Marques et Guilah Naslavsky

Rédigé par Sonia MARQUES
Publié le 29/08/2011

Recife Antigo. Le quartier pendant le Carnaval.

Dossier réalisé par Sonia MARQUES
Dossier publié dans le d'A n°200

Les architectes et urbanistes brésiliens étaient historiquement considérés comme progressistes et concernés par les questions sociales1. Ce cadre a peut-être changé avec la multiplication des écoles d'architecture – on en compte plus de 200 aujourd'hui – et le boom des diplômes. Une grande partie des membres de la profession restent cependant attachés au combat contre les inégalités sociales, notamment ceux qui se sont battus pour une réforme urbaine et la création du ministère des Villes.

Depuis les dernières années de la dictature, une politique de concertation avec les résidents des quartiers squattérisés a été mise en place un peu partout. Les déplacements des bidonvilles sont devenus rares ; cette pratique serait d'ailleurs électoralement fatale à un responsable politique, de nos jours.

Résultat d'une longue pratique de concertation et de négociation, la ville informelle se légalise et s'intègre tant bien que mal à la ville formelle. Plutôt que d'intégration, on devrait utiliser le mot inclusion. À l'ordre du jour depuis quelques années, ce vocable figure obligatoirement dans les discours et les politiques publiques. Que ce soit dans le domaine agricole, scientifique, éducatif ou culturel, chacun se réclame de l'inclusion. En urbanisme, réunir dans un même espace des membres de classes sociales diverses est envisagé comme un antidote à la ségrégation.

L'inclusion sociale n'a cependant rien à voir avec la mixité, notion européenne non opératoire au Brésil. L'image d'un Brésil où le brassage social des classes et des races donnerait lieu à une convivialité sans préjugés et une animation de l'espace public relève de la littérature et de l'imaginaire des touristes. Certes, la société brésilienne est une société américaine, donc beaucoup moins formelle que les sociétés européennes. Le problème relève davantage des codes sociaux que d'une forme d'apartheid : être piéton, c'est être pauvre, ne pas être un citoyen à part entière et affronter en permanence la fureur de ceux qui possèdent un véhicule, notamment les 4X4 blindés. Avoir une voiture reste l'ambition de la plupart des « exclus » et l'amélioration des quartiers pauvres se jauge à l'augmentation du nombre de voitures.

Dans un tel contexte, comment rendre de la valeur à l'espace public ? Comment transformer les quartiers pauvres sans risque de gentrification ? Dans l'île de Recife, quartier de la ville homonyme, une politique urbaine originale a permis d'échapper à cet écueil. Menée en concertation avec la ville d'Olinda, elle a eu un retentissement sur l'ensemble de la métropole. Ici, les politiques culturelles semblent prendre le pied sur les traditionnelles politiques d'aménagement urbain brésiliennes ; la fête – et tout particulièrement le carnaval – permet, ne serait-ce que de manière très éphémère, la reconquête du sens du centre-ville et de la rue. « Piéton » n'est plus alors synonyme de « pauvre », car même les riches se déguisent en piétons. Mais pour que cette convivialité se concrétise, quelques interventions urbaines préalables sont néanmoins nécessaires.


De la favela à Recife Antigo

Lorsque Recife n'était encore qu'un port, la ville se limitait à ce qui est devenu une île au XIXe siècle. Surnommée la Venise brésilienne, elle fut par la suite, de 1637 à 1644, la Mauritzstaadt des Hollandais, avant de devenir, au XIXe siècle, un important centre commercial. En 1918, son port était l'un des plus modernes du pays. Á partir de 1980, une politique de métropolisation a été engagée et un port construit sur le modèle de Fos-Marseille (la Datar était consultante). La construction du nouveau port de Suape a aggravé le processus de décadence du quartier de Recife : dépeuplement, formation d'une grande favela (la Favela do Rato), développement de la prostitution, constructions d'entrepôts.

En 1985, le premier maire élu lors du processus de redémocratisation a initié la requalification du quartier et de la zone portuaire. Les urbanistes, ne voulant surtout pas chasser les habitants du bidonville, rêvaient de faire coexister cette population avec de nouveaux résidents. Seul le résidentiel pouvait selon eux en garantir la durabilité. Ils espéraient attirer les nouveaux yuppies qui, comme aux Docklands de Londres, viendraient habiter les lofts des anciens entrepôts. Afin d'encourager l'initiative privée et tenter de changer l'image stigmatisée du quartier, la mairie a installé des organismes publics rue du Bom Jesus, dans des immeubles qu'elle a réhabilités. Restaurants et cafés ont marqué un premier pas vers la requalification du quartier. Rebaptisé Recife Antigo, il est devenu un lieu de passage obligé des tour-opérateurs, rivalisant avec Olinda, ville voisine classée au patrimoine mondial par l'Unesco.


Marco Zero et carnaval multiculturel

La mise en place du Marco Zero et du carnaval multiculturel a constitué la deuxième étape de cette requalification. Politiques urbaine et culturelle ont ainsi fusionné à partir d'une opération relativement simple du point de vue spatial, mais au très fort impact symbolique. Adossé aux remparts, le rond-point de la place Rio Branco a été transformé en place Marco Zero : une manière de retourner la ville vers la mer. De l'autre côté, sur la digue, a été aménagé un musée de plein air, destiné à accueillir les sculptures d'un grand artiste local, Francisco Brennand. Après l'influence de la Datar au début des années quatre-vingt, c'est davantage l'exemple des urbanistes barcelonais qui prévalut alors.

Toujours est-il qu'à Recife, la reconfiguration spatiale a accompagné celle du carnaval. Depuis 2002, c'est en effet là que se trouvent les deux plus importantes scènes du carnaval : la fête de l'ouverture et celle de la clôture. Consolidant ce modèle devenu une tradition, le carnaval de la ville de Recife s'étend sur 16 pôles officiels et 42 plus petits, appelés pôles des communautés. Selon João Roberto Peixe, l'un des concepteurs de cette configuration et ancien secrétaire de la Culture, grâce au carnaval, Recife est désormais devenue la capitale multiculturelle du Brésil. Là où les professionnels du tourisme n'envisageaient la ville qu'à travers le binôme soleil/mer, c'est désormais sa vocation pour la diversité culturelle qui est mise en avant. « Le Carnaval est une question de politique publique, affirme Peixe. Le rôle de la gestion publique est d'assurer les intérêts de la ville et du citoyen. Au carnaval de Recife, la question culturelle est déterminante. Le fait que le culturel doive prévaloir sur le commercial – et non le contraire – est une décision politique. Nous avons des partenaires, des sponsors, mais l'organisation, le concept et la définition des usages des espaces de la ville sont le fruit d'une orientation politique. En fin de compte, c'est l'intérêt public, l'intérêt de la ville, qui doit être pris en considération. Certes, la mairie doit dialoguer avec l'initiative privée, mais l'orientation du carnaval ne peut pas sortir de ses mains. Le carnaval est un droit du peuple et doit être préservé. »

La gestão da folia2, l'autre nom que donnent les Brésiliens au carnaval, a eu un impact sur le Recife ancien, mais n'a pas suffi cependant pas à assurer la durabilité de la requalification du quartier. Celui-ci étant un point de passage des touristes, beaucoup de restaurants n'arrivaient pas à tenir longtemps et, en dehors de l'époque du carnaval ou d'autres grands événements festifs, il semblait retourner à son délabrement.


Un « shopping », un parking, un Pritzker et deux tours : les limites de l'inclusion

Les débuts des années 2000 ont été marqués par un retour de l'initiative privée pour la requalification du quartier de l'île. En 2003, un tout nouveau centre commercial, Paço Alfândega Recife, a été inauguré. Avec 50 310 mètres carrés, dont 19 026 mètres carrés de commerces, il a été aménagé dans un ancien couvent en mauvais état, situé dans la partie sud de l'île. Datant de 1732, le bâtiment avait ensuite abrité la douane. La présence d'une librairie appartenant à une chaîne prestigieuse a été cruciale pour la réussite du centre commercial, ou shopping comme disent les Brésiliens. Mille places de stationnement ont dû être trouvées, mais le règlement urbain limitant la taille des nouveaux édifices à ceux existants, l'équipe d'architectes placée sous la direction de Paulo Mendes da Rocha, lauréat du prix Pritzker 2006, a suggéré de répartir les parkings dans deux bâtiments situés sur deux îlots distincts, reliés par une passerelle. Cette opération a suscité de nombreux débats, mais elle a initié la rénovation du quartier, bientôt confirmée par un projet de trois tours d'habitation dans le quartier de Sao José, sur l'autre rive en face de l'île. Ces tours devaient permettre « l'inclusion sociale » de 150 heureuses familles pionnières, venant rejoindre les résidents qui résistaient bravement à la dégradation du quartier.

Le débat sur les tours a fait couler beaucoup d'encre. Un projet a finalement été approuvé : deux tours de quarante étages avec un appartement de 247 mètres carrés par étage. Mais comme l'ont souligné les architectes Claudia Loureiro et Luiz Amorim3, l'inclusion sociale est devenue un argument passe-partout et ne signifie pas grand-chose dans un pays où les résidents de la haute classe moyenne ne se rallient jamais aux intérêts des classes populaires et démunies, comme celles qui habitent le quartier. Comment imaginer en effet que ces tours puissent créer des mécanismes garantissant la permanence de la population, voire encourager la venue de nouveaux résidents de toutes classes sociales ?

Ces tours, comme il s'en construit partout au Brésil, abritent des privilégiés jouissant d'une vue magnifique, qui n'ont aucune relation avec le quartier. Protégés par de hauts murs et des guérites, ils ne quittent leur tour qu'en voiture, comme le font tous ceux qui habitent des immeubles d'un tel standing. Le soir, on peut toujours voir les pauvres qui dorment dehors sur les trottoirs délabrés, au pied de ces bâtiments.

De l'autre côté du pont, sur les 4,6 kilomètres carrés de l'île de Recife, habitent encore près de mille habitants de la Favela do Rato. Aujourd'hui rebaptisée Comunidade do Pilar, cette communauté compte une radio, rédige un blog, participe à des réseaux sociaux. Pendant quelques jours, dans les rues du carnaval, les résidents de la communauté du Pilar peuvent partager le même espace que les résidents des tours jumelles. L'ancien secrétaire de la Culture a peut-être raison : le carnaval relève de la politique publique. Et la « gestion de la folie » est une des seules politiques urbaines provoquant une mixité, bien que fugace.


Notes

1. Sonia Marques, « Maestro sem orquestra. A ideologia do arquiteto no Brasil », mémoire de master disponible, et, du même auteur, « Les professions de l'urbanisme au Brésil », thèse de doctorat EHESS, 1996.

2. Synonyme de carnaval en brésilien.

3. « Vestindo a pele do cordeiro : requalificação versus gentrificação no Recife », Claudia Loureiro e Luiz Amorim in : www.ifch.unicamp.br/ciec/revista/artigos/artigo1.pdf.


Bibliographie

http://diariodonordeste.globo.com/materia.asp?codigo=509070.

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