Cinq manières de repenser la dalle de La Défense

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 24/02/2021

BAUKUNST, vue du projet lauréat

Article paru dans d'A n°287

Sous la dalle de La Défense, les parkings, les zones techniques comme les tunnels du RER A et ceux de l’A14 et de ses affluents ne s’organisent pas vraiment rationnellement et ont laissé entre eux des centaines de mètres carrés d’espaces interstitiels non utilisés et à peine accessibles. Paris La Défense s’est donc tourné vers cinq équipes internationales pour repenser de fond en comble cette dalle qui continue de diffuser les promesses des années 1950, malgré le large dépassement de leur date de péremption.

La dalle de La Défense a permis la réalisation d’un sol totalement libre, sans circulation automobile ni commerce, sans trottoir ni banc. Elle a réalisé ainsi l’utopie d’une surface abstraite n’obéissant aux tracés d’aucune rue ni d’aucune place et uniquement ponctuée par les flux des employés sortant le matin des bouches d’accès aux parkings et aux transports en commun pour rejoindre leur bureau avant de refaire, le soir, le parcours inverse pour rentrer chez eux. Une surface sur laquelle se dressent aléatoirement les gratte-ciel de verre et d’acier placés de part et d’autre d’une zone non Ã¦dificandi qui poursuit à plusieurs kilomètres de distance l’axe historique de Paris. Ce plan surélevé du sol réel – pour intégrer au-dessous de lui les infrastructures de dessertes bruyantes et polluantes â€“ est tatoué et scarifié de multiples interventions déplaçant le rapport de l’art à l’architecture. Ainsi le plan d’eau « op art Â» composé de segments colorés de Yaacov Agam ou celui de Takis ponctué d’étranges sémaphores, tout comme les sculptures – notamment le stabile de Calder et les silhouettes colorées de Miró â€“ ne soulignent pas l’espace urbain comme le faisait la statuaire classique mais renforcent simplement la planéité de l’ensemble de l’esplanade. Tandis que, plus à l’ouest, devant l’Arche de Spreckelsen, le parvis quadrillé renvoie aussi bien aux Supersurfaces de Superstudio qu’à la Grosse Strasse d’Albert Speer à Nuremberg. 

Une scénographie implacable où tout élément contingent a été éradiqué, soutenu par le cycle quotidien de la lumière solaire. Ses rais glissent, dans la journée, à travers les interstices des alignements de hauts prismes vitrés, proches parfois jusqu’à se toucher, pour mieux révéler, le soir à contrejour, la skyline de cette île de béton. Un espace activé par les grands mouvements de foule qui semblent chorégraphiés par Meyerhold ou ironiquement filmés par Jacques Tati…

Un monde très pictural et sculptural dans lequel la ville de tous les jours regagne peu à peu ses droits. De nouveaux modes de transport – bicyclettes et trottinettes â€“ font leur apparition en surface pour concurrencer les circulations piétonnes et des foodtrucks viennent ponctuellement y créer des pôles d’attraction éphémères. Tandis qu’en sous-sol les voies des Sculpteurs et des Constructeurs, connectées à l’A14 et strictement réservées aux livraisons et aux taxis, sont de plus en plus utilisées par les piétons qui les empruntent pour se protéger du vent et de la pluie. Une reconquête largement soutenue et favorisée par les édiles qui ont déjà mis des espaces verts à la disposition du public et surtout qui, en plusieurs endroits, ont déjà cherché à inséminer des activités dans l’épiderme de la dalle : des restaurants – Table Square notamment â€“, à proximité de la fontaine d’Agam, et des espaces de coworking – comme Comsquare â€“ devant la place basse.

 

Voyage au centre de la terre

Mais essayons de décrire les territoires souterrains – Ã©tendus sur une bande de 350 mètres de long et de 80 mètres de large â€“ que Paris La Défense cherche à coloniser pour amplifier cette nouvelle animation du quartier par son sol. Un sol qui s’affirmera avec ses nouvelles porosités comme une « sixième façade Â», après les toitures qui selon Le Corbusier en sont les cinquièmes.

À l’est, les réserves du Fonds national d’art contemporain, qui devraient libérer les lieux en 2022. Des salles d’exposition et de stockage – partiellement éclairées par la boîte de verre marquant l’entrée de l’institution â€“ s’alignent sans y être connectées, le long de la voie des Sculpteurs, qui n’entre pas dans le périmètre de l’opération. Puis l’Atelier Moretti qui s’enfonce à plus de 17 mètres dans les profondeurs. Un espace qui jouxte la « Cathédrale Â» : une haute faille sculptée par la courbure d’un tunnel de l’A14 et creusée à l’une de ses extrémités par un décaissé qui en fait un amphithéâtre naturel. Ce grand vide s’étend sous la place de La Défense, le square en contrebas conçu pour accueillir jusqu’en 2017 le bronze de Louis-Ernest Barrias La Défense de Paris (1883), qui a donné son nom au quartier d’affaires. Enfin à l’extrémité ouest, enfouis sous les quatre couches du parking central, s’étendent les « Bassins Â», une nappe partitionnée par de hautes poutres retroussées disposées à même son sol.

Tous ces vides sombres vibrent et bruissent en suivant le rythme pulsatoire de la circulation automobile qui alimente le quartier. Ils composent une succession d’espaces oniriques qui ne sont pas sans rappeler les découvertes du professeur Lidenbrock dans Voyage au centre de la Terre. Le héros du roman de Jules Verne traverse en effet une mer et des forêts souterraines occupées par des animaux préhistoriques auxquels sait répondre Le Monstre de Raymond Moretti, l’installation proliférante qui gît toujours au fond de son puits.

Les équipes en lice ont chacune développé une des caractéristiques de ce site. Leurs projets constituent un apport non négligeable à la réflexion sur les stratégies de recyclage des espaces résiduels qui hantent les sous-sols de nos villes et qui constituent autant de gisements à exploiter pour établir les règles d’un urbanisme plus dense et plus vertueux.

 

MOBILITÉ

Architectes : Baukunst (Adrien Verschuere) Bruxelles, lauréat

Urbanistes : AWP

Programmistes : Attitudes Urbaines

Paysagistes : Catherine Mosbach & Zefco

BET : SETEC (fluides & économie), GREISCH (structure), Studio DAP (acoustique) & Licht Kunst Licht (lumière)

 

« Mobilité Â» est sans doute le mot-clé – qui se conjugue sur plusieurs échelles â€“ pour entrer dans le projet d’Adrien Verschuere. Ainsi la structure qui maintient la dalle est-elle nettoyée de ses cloisonnements, et des interventions chirurgicales très ciblées permettent de relier les espaces interstitiels hétéroclites autour d’un parcours structurant. Un cheminement linéaire qui part naturellement à l’est de la place basse s’ouvre sur la place de la Statue avant de se scinder pour rejoindre d’un côté les bassins, de l’autre, la gare centrale située sous le parvis de la Grande Arche.

Une traversée qui sait employer à bon escient les escalators et les passerelles, les ascenseurs et les plateformes mobiles. Un arsenal de prothèses qui protège les corps plongés dans ce continuum de nappes, de failles et de puits piranésiens tout en maximalisant leurs impressions sensorielles.

La création de ce parcours souterrain induit des émergences qui permettent d’assurer l’interface entre le monde du dessous et celui du dessus. D’abord, une grande promenade circulaire vient flotter sur le vide de la place de la Statue pour permettre l’accès direct aux principaux espaces : l’Atelier Moretti, la Cathédrale et les salles du FNAC. Une figure simple et évidente qui aurait pu être dessinée par Ellsworth Kelly et qui entre en résonance avec les interventions d’artistes qui scarifient la dalle – comme la fontaine d’Agam ou le stabile de Calder â€“ tout en interpellant les grands volumes emblématiques du quartier : le cube de l’Arche et la voûte du CNIT. Ensuite le pavillon Agam se dresse en bordure de la fontaine, une élégante lame métallique qui cache les locaux techniques nécessaires à la ventilation des sous-sols. Puis les prises de lumière s’égaient alentour et une tonnelle, « l’allée des Platanes Â», découpe la dalle pour apporter des cascades de lumière et de végétation aux espaces du FNAC.

L’anneau en suspension nous invite à une véritable traversée du miroir. À la lumière aveuglante succède celle filtrée des puits et des patios qui creusent la dalle ainsi que les possibilités promises par l’éclairage artificiel. Au jardin classique dessiné par Dan Kiley dans les années 1960 répondent les interstices inutilisables qui seront saturés de végétation, tandis qu’aux sculptures objets qui scandent la surface s’oppose l’œuvre informe et en perpétuel devenir de Raymond Moretti. Une œuvre processus qui va donner le la de la programmation des espaces. Une programmation évolutive qui mettra d’abord en scène le chantier de la réhabilitation, avant de s’ouvrir aux demandes labiles des usagers, tout en pouvant offrir des supports d’activité adaptés aux lieux, comme des murs d’escalade et d’autres parcours de sports urbains.

 

STRUCTURE

Architectes : Kaan Architecten (Rotterdam, São Paulo, Paris)

Conseil : Virginie Picon-Lefebvre

Programmiste : Orénoque

BET : Bollinger+Grohmann (structure), INEX (fluides), CDS (accessibilité), VPEAS (économie), Méta (acoustique)

 

L’équipe réunie autour de Kees Kaan a cherché à donner rétroactivement à cet amas d’espaces mal connectés et mal proportionnés, surgis du hasard et de la nécessité, toute la cohérence d’un acte prémédité.

C’est sur la structure qui soutient la dalle que les architectes se sont appuyés pour trouver le dénominateur commun à ce bestiaire de vides en tout genre. Celle-ci garde en effet une grande lisibilité : des portiques aux colonnes ou aux piles massives déterminent des travées d’une vingtaine de mètres, régulièrement scandées par les nervures qui portent la dalle. Ces éléments, parfois très délabrés, seront ragréés pour apparaître comme neufs dans toute leur puissance cyclopéenne. Tandis que les cloisonnements seront déposés, les murs en parpaings enduits d’une couche de béton projeté et les sols recouverts de nouvelles chapes lissées à l’hélicoptère. Dans cette ossature transfigurée, des adjonctions en béton rouge, teintées dans la masse, rendront compte des nouvelles affectations des lieux. Les deux niveaux de la cathédrale sont ainsi reliés par des gradins de manière à pouvoir accueillir des spectacles, même stratégie pour les bassins qui accueilleront des salles de sport. Tandis que l’Atelier Moretti pourra recevoir d’autres installations d’artistes.

Quant aux anciens locaux du FNAC, ils se vitreront et s’ouvriront largement sur la rue des Sculpteurs, transformée en voie piétonne. La couverture de cette voie, découpée par de multiples trémies, lui apportera de la lumière naturelle et des vues sur le ciel. Des édicules sortiront du sol à plusieurs reprises pour desservir les espaces réhabilités, notamment la place de la Cathédrale, située sous la place de La Défense. Tandis que, hors des limites de l’opération, les quatre niveaux du parking central seront transformés dans une phase ultérieure. Débarrassés d’un plancher sur deux et creusés d’un patio descendant jusqu’aux bassins, ils se métamorphoseront en centre commercial pour connecter directement les nouveaux espaces reconquis à la gare centrale.

 

OMBRE

Architectes : Tezuka Architects (Tokyo) + Ciel Rouge Création (Tokyo, Paris, Marseille)

Paysagistes : Paju Landscape

Programmistes : Embase, Sport Management Conseil

BET : Pacte Ingénierie (structure, fluide, thermique), Vanguard (économie), CSD (accessibilité)

 

Ce n’est pas la mobilité, ni le béton, comme dans les propositions précédentes, mais l’ombre qui constitue la véritable matière première du projet de l’équipe japonaise. Une ombre dont l’importance est d’emblée révélée par la programmation : des activités liées au numérique nécessitant des écrans et des projections qui fuient la lumière naturelle pour la considérer comme une nuisance. Un numérique qui contamine de nombreux domaines : les arts, les loisirs et les sports. Ainsi Le Monstre de Moretti – avec ses ombres peintes â€“ est-il considéré comme une Å“uvre annonciatrice de l’art immersif auquel sera consacré l’atelier de l’artiste ainsi que locaux laissés vacants par le départ du FNAC. Les concerts et leurs projections viendront coloniser la Cathédrale, ainsi que le e-sport et le sport connecté ; tandis que les Bassins seront plutôt réservés aux sports urbains, notamment le skateboard.

Ces activités sont desservies par une rue centrale délimitée par des commerces, et qui serpente à travers les vides hétérogènes. Un dispositif qui invoque les bazars orientaux et fédère ce chapelet de cavernes pour le relier à l’est à la station de la ligne 1 « Esplanade de La Défense Â» et à l’ouest à la grande gare centrale, avec à mi-parcours une grande ouverture sur la place la Statue. Un dispositif rhizomatique appelé à se complexifier pour se connecter aux lobbies des tours voisines afin de se constituer comme un grand centre de loisir où les employés pourront venir se détendre et se distraire dans la journée, lors de leurs pauses, ou le soir avant de rentrer chez eux.

En surface, une trame aléatoire de hautes cheminées végétales – inspirées des tours à vent iraniennes â€“ permet de ventiler et de climatiser les sous-sols, l’air entrant pouvant être rafraîchi par des bassins. Elles traversent la dalle et témoignent la nuit, comme des phares, de l’intensité des activités souterraines.

 

POTENTIALITÉ

Architectes : Lacaton & Vassal + Dadour de Pous Architecture

Paysagistes : 360

BET : Bollinger+Grohmann (structure), INEX (fluides), BMF (économie), CSD (accessibilité), ATMOS lab (HQE), Gui Jourdan (acoustique)

 

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal se retournent d’abord vers la maîtrise d’ouvrage pour questionner le bien-fondé de sa demande. Ces espaces délaissés ne sont-ils pas fascinants parce qu’ils n’obéissent à aucune rationalité et qu’ils échappent à toute rentabilité ? Dans un contexte où chaque construction est parfaitement préméditée et où le moindre mètre carré de plancher vaut de l’or.

Ils se proposent ainsi de préserver les qualités de ces entre-deux résiduels et de les conserver comme ces grottes préhistoriques que l’on découvre périodiquement et qui ne peuvent résister à trop grande ouverture au public et à la lumière. Le protocole présenté est simple : d’abord libérer ces espaces de leurs cloisonnements intempestifs tout en les laissant le plus possible en l’état pour leur permettre de conquérir une ampleur sans pour autant changer de nature. Puis, renforcer leur existence singulière en accordant à chacun un accès particulier. Des puits de mine carrés, de 8 mètres par 8 mètres, traversent ainsi la dalle et parfois les couches supérieures affectées à d’autres usages pour les desservir. Dans ces vides porteurs d’air et de lumière se glissent les escaliers et les rampes PMR, les ascenseurs et les monte-charges permettant à un public réduit d’accéder à ces nappes enterrées parfois à plusieurs mètres de la surface.

Ces différents espaces reçoivent ensuite chacun une coloration programmatique. Les bassins peuvent ainsi accueillir des bains et être investis d’une masse d’eau chaude recouverte d’un nuage de buée, la Cathédrale peut s’ouvrir à des concerts et à des expériences musicales, tandis que l’Atelier Moretti conserve sa sculpture et les locaux du FNAC se destinent aux expositions. Mais cette programmation reste provisoire et labile pour que ces interstices puissent rester avant tout des espaces des possibles, des lieux potentiels.

Enfin l’équipe, fidèle à sa légende, propose de réhabiliter la totalité des volumes pour le prix destiné à la phase de préfiguration, soit 12 millions d’euros. Un budget très serré restant pour elle le verrou le plus sûr pour éviter la dénaturation de ces vides secrets et cachés porteurs de multiples promesses.

 

ARCHITECTURE

Architectes : Tuñón & Ruckstuhl architects + Monsieur Vilo Bach Architecture

Programmiste : C-oS

Conception d’événements artistiques et culturels : ARTER

BET : Edeis (structure, fluide), VPEAS (économie)

 

Sans doute la proposition la plus plastique. Son dispositif d’entrée est très spectaculaire et sait répondre pertinemment au disque en lévitation marquant l’accès à la tour EDF de Ieoh Ming Pei. Une longue rampe en hélice s’enroule ainsi autour d’un bassin circulaire posé sur le sol de la place de la Statue. Tandis qu’un escalier hélicoïdal vient s’y inscrire et traverse le plan d’eau pour desservir directement les espaces souterrains.

Là, le parcours se poursuit et se connecte à une grande galerie publique linéaire, très dessinée et même siglée : elle est fermée latéralement par des panneaux rectangulaires alternativement blancs et transparents, la signature d’Emilio Tuñón. À l’ouest, ce passage s’enfonce à travers la cathédrale, dont il surplombe les fosses où art et information se conjuguent pour définir un « territoire apprenant Â». Il s’achève par un faisceau de circulations verticales montant vers la surface et descendant vers les bassins où une végétation souterraine stagne dans l’ombre. À l’est, le passage remonte vers l’Atelier Moretti et traverse le plateau du FNAC pour rejoindre la place basse. Dans ce dernier segment désormais dédié à la musique un auditorium vient habilement se glisser entre les piles de la lourde structure en béton. 

 

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