51n4e |
En 1998, pour mener à bien leurs premiers projets personnels tout en continuant chacun de son côté à collaborer avec différents bureaux d'architectes, Johan Anrys, Freek Persyn et Peter Swinnen fondent l'agence 51N4E, une dénomination qui reprend les coordonnées géographiques de Bruxelles. Cinq ans plus tard, alors qu'ils n'ont encore à leur actif que quelques réalisations, ils se voient pourtant décerner, à l'unanimité du jury, le prix Maaskant récompensant les jeunes architectes, une distinction prestigieuse réservée jusque-là à des architectes hollandais. |
Le jury avait certes noté l'originalité de solutions architecturales ou urbaines surprenantes et souvent inattendues, par exemple leur proposition pour un lotissement dans lequel ils envisageaient de doubler la voirie par une piste d'athlétisme. Il avait également remarqué leur manière singulière d'explorer la demande du client, de soumettre à la question ses intentions, de reformuler le programme, voire de le remettre en cause sans complexe. Un questionnement systématique, non seulement du programme mais aussi de toutes les implications urbaines, sociales ou symboliques du projet. Mais par cette récompense, le jury avait surtout voulu distinguer non pas une œuvre mais la manière dont ces architectes utilisaient leurs connaissances et leur savoir faire pour répondre à des préoccupations sociales et urbaines d'aujourd'hui. La suite du parcours de l'agence allait confirmer ce premier jugement.
DIVERSITÉ DES PROGRAMMES ET DES LIEUX
Armés de ce prix et surtout d'une redoutable méthodologie de projet, les trois associés vont en quelques années élargir leur champ d'intervention et franchir les frontières. Ils sont aujourd'hui engagés dans des projets dans de nombreux pays européens. Outre plusieurs réalisations en Belgique, ils terminent la construction d'une tour de vingt étages à Tirana, ainsi que le réaménagement de la principale place de la capitale albanaise. En France, régulièrement invitée dans les concours, 51N4E est l'une des cinq agences engagées dans l'appel à projets lancé par la communauté urbaine de Bordeaux sur le thème « 50 000 logements autour des axes de transports collectifs » (lire dans da n° 201 de juin-juillet 2011 l'article « Imaginer le Grand Bordeaux de demain »). Résultat : en à peine plus d'une décennie, l'agence bruxelloise a développé un corpus significatif de projets et de réalisations couvrant l'ensemble de la discipline, de la transformation d'une fermette à une réflexion stratégique sur l'urbanisme de Bruxelles.
L'exposition qui vient de lui être consacrée au palais des Beaux-Arts de Bruxelles a permis d'avoir une vue assez juste de l'ampleur et de la diversité de cette production. Mais ce que montrait cette exposition, et que met bien en évidence également la monographie publiée à cette occasion, c'est son apparente absence d'unité, de ligne générale. Apparence trompeuse. Car si elle ne présente pas cette unité stylistique qui permet aujourd'hui de rendre immédiatement reconnaissable le travail de tel ou tel architecte, cette production n'en est pas moins forte d'une vraie cohérence. Mais celle-ci ne s'exprime pas par des signes extérieurs, 51N4E n'étant pas intéressée par le développement, projet après projet, d'une esthétique particulière. Le fondement de son travail est ailleurs et peut s'exprimer d'une façon assez simple : placer le citoyen au coeur du projet. Dans chacune de ses propositions, il y a la volonté d'aller au-delà de la simple réponse au programme du client et de faire que le projet soit aussi, peut-être même d'abord, un vecteur de transformations sociales et urbaines, un facteur de modifications des comportements aussi bien individuels que collectifs. En quelque sorte, derrière l'objet architectural, apparente réponse à la demande du client, ces architectes cherchent à répondre à un programme caché, une sorte de « programme bis », qui serait en fait celui qui les intéresse. D'où le titre de l'exposition et du livre : « Double or Nothing ».
L'URGENCE D'UN PROJET
Cette intention d'intensifier les rapports sociaux est facilement repérable dans presque chacun des projets des trois architectes. Dans une société marquée par la rétraction du domaine public, l'exacerbation de l'individualisme, le communautarisme, l'isolement, ils s'efforcent de concevoir des espaces ouverts à la rencontre, au mélange des publics. Tel est pour eux le véritable enjeu, ce qu'ils appellent « l'urgence d'un projet ». Deux autres caractéristiques de leur travail doivent être soulignées. D'une part, une tendance récurrente à surprendre, si ce n'est à choquer, par des dispositifs inhabituels. Ainsi, l'utilisation de céramique sanitaire blanche sur les murs et l'installation de sortes d'estrades dans un musée (rénovation du musée Groenige à Bruges) ; ou encore l'encerclement d'une maisonnette par une tôle d'acier de 3 mètres de haut (Arteconomy). Des dispositifs qui déstabilisent – un temps – l'usager, l'occupant, le visiteur. Ces perturbations, qui peuvent sembler des provocations gratuites, sont au contraire très contrôlées. Elles visent à transformer le comportement, à modifier la perception des choses. Elles obligent à remettre en cause des habitudes ou des certitudes. Ici, à réactiver le regard sur l'oeuvre d'art ; là , à relativiser les notions d'intérieur et d'extérieur. L'autre caractéristique est précisément la simplicité des moyens architecturaux convoqués pour atteindre l'objectif visé. Point de spectaculaire, mais des dispositifs simples, élémentaires (même s'ils cachent parfois certaines technologies sophistiquées), où la forme est réduite à son minimum. Et qui suffisent pourtant à produire un maximum de transformations, à la fois spatiales et comportementales.
LOTISSEMENT À OOLGEM, FLANDRE (1998, PROJET)
Ce projet, l'une des toutes premières commandes de la jeune agence, annonce déjà un certain nombre des éléments qui vont caractériser le travail des architectes. Pour un lotissement situé dans une petite ville de Flandre occidentale, la commande portait sur la conception d'une trentaine de maisons individuelles et d'un local communautaire. Les architectes vont répondre… à côté de la question. L'aspect radical de la réponse explique qu'elle n'aboutira pas. Laissant aux habitants le soin de choisir leur maison dans les catalogues des constructeurs, ils concentrent leur intervention sur l'espace public, doublant la voirie d'une large piste d'athlétisme assurant la connexion avec le terrain de football voisin. Proposition surprenante mais qui explicite bien l'intention constante des architectes : agir sur la réalité, même la plus banale comme un lotissement périurbain, afin de modifier les comportements, susciter de nouveaux rapports sociaux.
RÉHABILITATION D'UN IMMEUBLE DE BUREAUX À BRUXELLES (2005-2009)
La restauration de cet immeuble de bureaux des années soixante est un bel exemple de la capacité de persuasion des architectes face à un client. Mais aussi de cet objectif que l'équipe bruxelloise poursuit dans chaque projet : étendre le domaine public. Alors que le client – un parti politique belge – était tenté de déménager, les architectes parviennent à le convaincre qu'il a tout à gagner à réhabiliter cet immeuble et à rester ainsi à proximité des lieux du pouvoir bruxellois et européen.
Plus encore : ils obtiennent que la plus grande partie du rez-de-chaussée soit dédiée à une cafétéria ouverte au public, mais pouvant aussi servir d'espace de dégagement pour les salles de réunions situées à l'arrière. À une condition, toujours respectée : qu'aucun accessoire politique ne soit montré dans le café. Par un subtil travail sur la coupe – léger décaissé de la salle par rapport au trottoir, dégagement en hauteur par incorporation du premier étage –, le lieu offre un havre de tranquillité dans une rue où règne une circulation automobile infernale. Cette intervention est aussi une manière de rappeler discrètement où se situe la mission de l'architecte aujourd'hui : se confronter à la réalité urbaine pour la transformer.
VILLA (2008-2011)
Engravée dans la pente, cette villa décompose le programme en unités quasi autonomes. Des murs en béton sec épais forment une série de quatre « sous-maisons ». Le passage d'un espace à l'autre à travers la maison est un sentier qui se faufile d'une unité à l'autre. Chaque unité reçoit un programme spécifique : chambres, séjour, patio, atelier. Le volume du séjour, par ses vastes proportions, est plus en rapport avec la grande dimension du paysage qu'avec l'espace domestique habituel. À l'opposé, dans le bloc voisin, la disposition des chambres développe une sorte de labyrinthe ne laissant qu'un espace extérieur minimum à chaque pièce. L'atelier est un tube carré de 7 mètres de haut éclairé zénithalement, enfermé dans une coque protectrice. Dans les poches résiduelles, vient se loger la chambre des invités.
RÉNOVATION D'UNE MAISON À SINT-ELOOIS-WINKEL (2004-2009)
Les propriétaires de cette banale fermette achetée il y a quinze ans souhaitaient disposer de davantage d'espace et que celui-ci soit plus en phase avec leur engagement en faveur de l'art contemporain. En même temps, ils hésitaient à l'abandonner : située en limite de lotissement, elle dispose d'une vue imprenable sur un paysage rural que l'on dirait sorti d'un tableau flamand du XVIIe siècle.
La réponse des architectes s'articule en deux temps. D'une part, l'installation, à une distance de 3 mètres de la maison, d'une paroi en acier de 12 mm d'épaisseur et de 3 mètres de haut, peinte en blanc sur la face intérieure. Positionnées avec précision, les interruptions cadrent des vues proches ou lointaines. Une fente détermine l'entrée. Tout autour, la paroi délimite des zones intermédiaires qui sont autant d'extensions de l'ancienne fermette. Second temps : la suppression de quelques murs et leur remplacement par des parois vitrées sans cadre. L'espace central forme une sorte de S qui traverse le bâtiment, à la fois séjour et galerie pour recevoir des artistes.
La perception des espaces devient multiple, les limites de la maison s'estompent : parfois, la pièce semble se dilater jusqu'à la paroi d'acier ; d'autres fois, c'est la forêt qui semble traverser le salon. Simple dans son principe mais ayant exigé quelques prouesses techniques pour les pans de verre coulissants (cf. da-Guide n° 201 de juin-juillet 2011), le dispositif brouille tous les rapports : intérieur et extérieur, lumière et ombre, nature et architecture, vie privée-vie publique.
CENTRE CULTUREL À WINSTERSLAG, GENK, BELGIQUE (2005-2010)
Le centre culturel C-Mine est une réponse précise à la question du traitement d'un héritage industriel à une grande échelle. Il se développe à partir des infrastructures puissantes d'une ancienne mine de charbon. Les interventions sur les bâtiments existants ont été volontairement réduites et sont extrêmement directes. La nouvelle structure, ajoutée à l'ancienne centrale en brique, est totalement fondée sur la division existante : une base haute de 5 mètres sur laquelle se dressent des salles de machines éclairées zénithalement. En étendant la base par deux nouvelles additions en béton, un niveau zéro profond est créé dans lequel viennent s'installer un foyer, des espaces d'exposition, des bureaux, un café et un restaurant, des salles de réunion et les accès aux deux théâtres. Ceux-ci sont conçus comme des salles de machines à éclairage diurne. À l'intérieur, l'ancienne infrastructure en brique devient la toile de fond d'une nouvelle scène.
TOUR À TIRANA, ALBANIE (2004-2012)
Projet lauréat d'un concours international, cette tour fait partie du plan-masse pour le centre de Tirana conçu par Architecture Studio. Elle comprend vingt-deux étages de bureaux et abrite un centre commercial en sous-sol. Sa forme particulière – un plan en ellipse au sol se terminant par un rectangle au sommet – a été recherchée afin de mettre en évidence la lumière méditerranéenne dans laquelle baigne la capitale de l'Albanie. Le volume de la tour assure une transition subtile entre les formes et produit une silhouette affinée, la lumière glissant sur son enveloppe extérieure. Celle-ci introduit un autre rapport avec l'Albanie, pays riche en matériaux naturels : elle est constituée de panneaux en béton préfabriqués incorporant des agrégats de quartz et de basalte. Située en centre-ville, l'édifice, par sa silhouette et sa texture, s'est intégré sans brutalité à l'espace de la capitale.
Autant que la silhouette, la base de la tour a fait l'objet d'une grande attention. Son rapport à l'espace public a été particulièrement étudié. Celui-ci s'organise autour d'une galerie centrale en plein air, surmontée d'un auvent. L'espace public ouvert – atout essentiel pour toute ville méditerranéenne – se fond dans le bâtiment. Au niveau de la base, la présence d'un quart de coupole étonne. Il vient régler un délicat problème : il fallait insérer la tombe d'un personnage historique. L'association de ces deux structures – la tombe circulaire et la coupole – crée un lieu calme, plus intime, au sein de l'espace public.
Lisez la suite de cet article dans :
N° 202 - Septembre 2011
L’Atelier de l’ours, Bellevilles, Le vent se lève !, Meat, Nommos, tout terrain, UR. Les pages … [...] |
La Soda va droit à l’essentiel lorsqu’ils parlent d’architecture. Les deux associés préfèr… [...] |
Boris Bouchet, un praticien attaché à une certaine manière de concevoir l’architecture : non co… [...] |
Installé et engagé sur ses terres natales, Jean-François Madec œuvre essentiellement en Bretagn… [...] |
Si le plaisir d’exercer son métier d’architecte dans une boutique en rez-de-chaussée vous exp… [...] |
Depuis 2022, comme dans le film de Tim Burton Mars attacks !, l’agence Mars fondée par Julien B… [...] |
Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
Vous n'êtes pas identifié. | |||
SE CONNECTER | S'INSCRIRE |
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |