Suburbia : Une utopie libérale de Jean Taricat Éditions de la Villette, 2013 |
Des villégiatures pour nantis dans le Londres des années 1790 aux tristes lotissements qui s'étalent aux confins actuels du Grand Paris s'étend le règne de la suburbia. Un ouvrage récent en fait le cadre de l'avènement inéluctable d'une démocratie de petits propriétaires. Réalité ou utopie ?
Suburbia : Une utopie libérale de Jean Taricat, Éditions de la Villette, 2013. 24 x 17 cm, 157 pages, nombreuses illustrations noir et blanc, 19 euros. |
C'est aujourd'hui un lieu commun de constater et de déplorer le divorce croissant entre les « élites » et le « peuple ». En matière d'architecture et d'urbanisme, l'incompréhension atteint des sommets. Tandis que les uns – élus, administratifs, techniciens, architectes, etc. – s'accordent plus que jamais sur la nécessité de construire une ville durable, c'est-à -dire dense, les gens, eux, continuent de plébisciter l'urbanisation diffuse et l'habitat individuel. Depuis la ville centre, les décideurs condamnent en permanence cette inclinaison écologiquement irresponsable et socialement débilitante. Il s'est d'ailleurs constitué depuis le milieu des années soixante une abondante littérature sur le « cauchemar pavillonnaire (1) », pour reprendre un titre récent, laquelle mêle consternation et fatalisme. Il restait à publier en langue française une histoire plus objective de ces territoires, qui permette d'en comprendre la genèse et peut-être le devenir ; c'est chose faite avec Suburbia : une utopie libérale de Jean Taricat.
Le fatalisme précisément tient au fait que l'étalement urbain (urban sprawl) est aujourd'hui encore largement perçu comme un phénomène incontrôlé et donc incontrôlable. Son chaos est opposé à l'ordre de la ville historique. Seuls le pragmatisme et la main invisible du marché semblent à l'oeuvre dans cet entrelacs d'infrastructures routières, de zones commerciales et industrielles et de lotissements résidentiels. Le plus grand mérite de l'ouvrage de Jean Taricat est de montrer qu'il en va peut-être autrement, tant la suburbia serait pleine d'idéologies, de projets et de rationalités.
L'histoire
Les trois premiers quarts du livre
racontent chronologiquement le développement des formes suburbaines
à travers l'Europe et l'Amérique du Nord. Il se trouve en effet
que celles-ci ont une histoire, bien plus ancienne qu'on ne le
croit souvent. À la suite de précurseurs anglo-saxons comme Robert
Fishman (2), Jean Taricat montre en effet que la suburbia est née au
XVIIIe siècle autour de Londres et de Bristol lorsque certaines
résidences secondaires sont devenues principales. Nombre d'hommes
d'affaires ont alors commencé à faire la navette chaque jour
entre leur domicile à la campagne et leur bureau en ville. Tirant
leur richesse de l'industrialisation de la métropole, ils ne
voulaient pas en subir les désagréments et exposer leurs familles Ã
ses tumultes. Ils ont alors demandé à des architectes comme John
Nash de leur concevoir de petits paradis sur terre où vivre entre
eux. Mais rapidement ce privilège a cessé d'en être un. Avec le
développement du chemin de fer, les lotissements résidentiels se
sont multipliés et sont devenus accessibles à la petite
bourgeoisie, puis à la classe ouvrière. Avec les cités-jardins
promues par Ebenezer Howard dès la fin du XIXe siècle, le
réformisme social a ainsi remplacé l'élitisme comme principal
moteur de la croissance suburbaine. Jean Taricat détaille les formes
successives que prennent les lotissements en Angleterre, en France et
aux États-Unis, où de la côte est à la côte ouest le
développement précoce et massif du transport automobile donne son
aspect quasiment définitif au paysage suburbain.
Levittown, gigantesque banlieue
résidentielle du New Jersey, incarne au milieu du XXe siècle
l'apothéose de la suburbia et cristallise en même temps les
premières critiques à son endroit. Le paradis n'est plus ce qu'il
était, faute précisément de s'être démocratisé. Les
intellectuels ont beau jeu de railler l'homogénéité des
constructions, la destruction de la nature que l'on colonise sans
vergogne, la médiocrité des espaces publics et de la vie sociale
qui s'y déploie. Peu importe, les gens votent avec leurs pieds et
continuent de plus en plus nombreux à s'installer dans ces
territoires, qui dépendent de moins en moins des centres-villes
alors en pleine déliquescence aux États- Unis. En Europe, les
tentatives d'endiguer la marée suburbaine sont des demi-échecs ;
les villes nouvelles anglaises et françaises pensées dans les
années cinquante et soixante par analogie avec la cité historique
compacte attirent seulement une faible fraction du public visé. La
planification de la suburbia s'avère très difficile.
Brièvement, Jean Taricat évoque enfin le cas un peu particulier de la « ville diffuse ». En effet, concomitamment à l'urbanisation par enclaves résidentielles se développe dans un certain nombre de territoires européens, mais pas seulement, un tissu suburbain filamenteux à base de densification des structures villageoises. Particulièrement bien documenté en Italie et en Belgique, ce phénomène, qui relève d'une multitude d'initiatives individuelles, apparaît comme l'autre grande modalité d'une suburbanisation décidément hors de contrôle.
L'idéologie
Le dernier quart du livre se présente
comme une interprétation de l'histoire précédemment faite. La
thèse de l'auteur est que si l'on échoue à enrayer l'étalement
urbain, c'est que, contrairement à ce qu'ils en disent, les
pouvoirs publics l'encouragent. En France, par exemple, tout
viendrait d'une différence de vue entre le ministère de
l'Équipement et celui des Finances. L'un prétend planifier
rationnellement l'aménagement de l'espace, tandis que l'autre
favorise l'accès à la propriété individuelle à coups
d'investissements dans les infrastructures et de mesures fiscales
incitatives. Jean Taricat assure ainsi qu'au moins depuis les
années cinquante les politiques keynésiennes de soutien à la
consommation, et donc à la production, ont fait de la
suburbanisation un des principaux moteurs des économies américaines
et européennes. Schizophrènes si ce n'est hypocrites, les États
auraient alors progressivement délaissé la défense des droits
sociaux pour promouvoir un droit au patrimoine individuel. L'auteur
va plus loin encore, en y voyant la mise en oeuvre méthodique de la
démocratie de citoyens-propriétaires imaginée par le philosophe
anglais John Locke au XVIIe siècle. La suburbia serait ainsi
l'utopie libérale réalisée.
On peut être tout autant séduit que gêné par cette thèse. À la compréhension du paysage suburbain comme chaos, elle substitue une grille de lecture totalisante qui implique un vaste dessein enfin dévoilé. Des suburbs de Houston à la campagne vénitienne, il y aurait une unique idéologie toute-puissante à l'oeuvre. L'auteur prend à juste titre le contrepied des idées reçues, mais force peut-être un peu le trait. La suburbia n'est pas aussi exclusivement le fruit de la pensée libérale, de la même manière que cette dernière s'incarne dans de tout autre forme d'agencement spatial – Robert Fishman a ainsi montré comment la bourgeoisie française a préféré l'urbanisme haussmannien à la suburbanisation au XIXe siècle. Il n'y a en réalité pas une, mais des suburbia, irréductibles les unes aux autres. Elles sont certes le produit d'intentionnalités, mais également d'innombrables circonstances, parfois hasardeuses. L'ordre complexe qui s'y déploie ne peut être saisi à travers le seul prisme d'une idéologie, aussi dominante soit-elle aujourd'hui.
1. Jean-Luc Debry, Le Cauchemar pavillonnaire, éditions l'Échappée, 2012.
2. Robert Fishman, Bourgeois Utopias : The Rise and Fall of Suburbia, Basic Books, 1987.
Dum Dum, Lukasz Wojciechowski, éditions çà & là 21 x 15 cm, 272 p., 25 euros [...] |
La couleur des choses, Martin Panchaud, Éditions çà et là , 17 x 23 cm, 236 p., 24 euros [...] |
Que notre joie demeure, Kevin Lambert, éditions Le Nouvel Attila20 x 14 cm, 368 p., 19,50 euros. [...] |
Tentatives périlleuses, Treize tragédies architecturales, Charlotte van den Broeck, Héloïse d’… [...] |
La Grande révolution domestique, Dolores Hayden, Éditions B4214 x 22 cm, 376 p., 29 euros. [...] |
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