Transcontinental. Le parcours de l’architecte Antonin Raymond (1888-1976) |
Connaissez-vous Antonin Raymond ? Sans doute non, comme la majorité des lecteurs de d’a. Pourtant, avec son nom à la Jacques Tati, ce créateur du XXe siècle est une figure précoce et majeure du « régionalisme critique » selon Kenneth Frampton. Le livre de Christine Vendredi-Auzanneau, architecte et historienne de l’art, vient réparer l’ignorance frappant encore cet architecte globe-trotter qui a vécu en Europe, aux États-Unis et au Japon en accomplissant une mission alors inédite : la réconciliation entre la modernité et la tradition, entre le global et le local. L’auteur, qui vit et travaille aujourd’hui à Tokyo, a suivi durant de nombreuses années la trace de Raymond, de la Tchécoslovaquie au Japon en passant par les États-Unis.
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Un « homme de transfert »
Dans la préface qu’il donne à ce livre passionnant – à la fois récit chronologique d’une existence peu commune et analyse d’une œuvre très originale –, l’architecte Kengo Kuma salue la spécificité de l’apport de son aîné. Elle tient selon lui à ce que Raymond n’a pas tant été un voyageur qu’un « homme de transfert » entre l’Occident et l’Orient : « Du point de vue du modernisme, Tange a appris de Raymond ce que l’on peut apprendre de l’architecture japonaise. […] Si Raymond n’existait pas, il n’y aurait ni Maekawa (1), ni Tange, et nous n’existerions pas non plus (2). »
Ce rôle de passeur bilatéral, Raymond
le doit à son installation dès 1920 au Japon avec son épouse et
collègue durant plus de soixante années, la Franco-Suisse Noémi
Permessin. Frank Lloyd Wright, dont on sentira toujours l’influence
formelle sur son propre travail, lui avait confié le chantier de
l’hôtel Imperial de Tokyo. Il y vécut la plus grande partie de sa
vie professionnelle (hormis un long séjour aux États-Unis durant la
guerre, puis de nombreux voyages dans toute l’Asie au gré de
divers chantiers). Il relevait dès 1935 l’essence de
l’architecture traditionnelle japonaise, attachée à l’esprit
plus qu’à la matière, à la nature plus qu’au bâti :
« L’abri en lui-même n’est qu’une occasion de plus de
manifester les subtilités de l’esprit. Les problèmes de fonction,
forme et matière que nous travaillons pesamment à résoudre se
trouvent résolus avec une aisance incomparable car ils sont
appréhendés dans leur vraie perspective : l’extériorisation
d’une idée (3). »
Avant-guerre, Raymond construisit surtout des maisons individuelles, plus ou moins luxueuses, au Japon. Après le conflit, il aborda des commandes plus ambitieuses et très variées : maisons toujours, mais aussi logements collectifs, immeubles de bureaux, équipements scolaires, universitaires, hospitaliers, industriels, et enfin des programmes plus originaux comme des bases militaires, des lieux de culte ou des ambassades… Le catalogue établi en fin d’ouvrage recense plus de 550 projets, dont près des deux tiers ont été réalisés, au Japon bien sûr, mais également aux États-Unis, aux Philippines, en Indonésie, en Corée, en Inde, sur l’île de Guam, en Irlande... C’est dire que l’inconnu du XXIe siècle (qui le fut aussi au XXe) ne fut pas méprisé par la maîtrise d’ouvrage ; son œuvre abondante et protéiforme en témoigne et son agence, qui comptait entre vingt et trente collaborateurs, lui permettait de suivre les variations de la commande.
Quels que soient les programmes qu’il
traitait, Raymond poursuivait la quête d’un syncrétisme
nippo-moderne. S’il emploie avec franchise le béton brut, parfois
dans des structures apparentes très expressives comme dans le centre
musical de Gunna en 1960, le bois reste l’un de ses matériaux de
prédilection : il l’exploite dans ses structures (héritées
de l’art traditionnel japonais de la charpente), en enveloppe et
dans ses aménagements intérieurs ou son mobilier. Par ailleurs, il
n’a de cesse de revisiter des dispositifs japonais : ainsi,
des couvertures en chaume à larges débords, comme dans les maisons
des années 1930 à Karuizawa, des prolongements au dehors des
espaces intérieurs (engawa), des stores en paille (sudare), des
cloisons coulissantes en papier de riz translucide (shoji) ou
opaque (fusuma), des kura (espaces de stockage), des compositions
réglées par la dimension des tatamis, de l’aménagement de seuils
(genkan)… L’attention aux pratiques les plus quotidiennes
qu’induit un tel vocabulaire fournit une porte de sortie à la
modernité sèche du style international. On comprend dès lors
pourquoi la nécrologie de Raymond parue dans The Architectural
Review en 1976 fut écrite par Peter Smithson.
Par-delà l’intérêt du sujet, le livre est passionnant : narré comme l’aventure d’un homme loin de ses origines, il fournit au lecteur un premier contact avec une œuvre qui mérite encore un examen très attentif, tant les questions auxquelles elle cherche à apporter une réponse (place de la technique, rapport au local, à la tradition et aux usages, respect de la nature...) sont d’actualité. On pourra toutefois regretter le parti pris iconographique retenu : offrir un panorama très large de réalisations, sans s’arrêter sur aucune. Les documents graphiques reproduits, tous d’époque, n’ont pas toujours la lisibilité que des plans (et coupes ou détails) redessinés auraient permis. Après cette mise en bouche, il reste une place pour une monographie plus copieuse et précise, documents visuels à l’appui. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas si fréquent qu’un livre ait un goût de revenez-y.
Notes
(1). Kunio Maekawa, architecte japonais (1905-1986) en rupture avec l’enseignement de Tokyo, intégra l’agence de Raymond en 1930, après avoir travaillé durant deux ans dans l’atelier de Le Corbusier.
(2). « Préface », p. 10.
(3). A. Raymond, « Les résidences japonaises », texte à propos de ses maisons réalisées à Karuizawa, reproduit p. 197. L’architecte a publié plusieurs articles sur son œuvre et sur celles de ses contemporains, ainsi que cinq ouvrages, dont le mythique Architectural Details en 1938.
Christine Vendredi-Auzanneau, Antonin Raymond, un architecte occidental au Japon, 1888-1976, Paris, Picard, coll. « Architecture contemporaine », 2012. Broché, 221 pages, 120 illustrations n & b, annexes, 39 euros.
Dum Dum, Lukasz Wojciechowski, éditions çà & là 21 x 15 cm, 272 p., 25 euros [...] |
La couleur des choses, Martin Panchaud, Éditions çà et là , 17 x 23 cm, 236 p., 24 euros [...] |
Que notre joie demeure, Kevin Lambert, éditions Le Nouvel Attila20 x 14 cm, 368 p., 19,50 euros. [...] |
Tentatives périlleuses, Treize tragédies architecturales, Charlotte van den Broeck, Héloïse d’… [...] |
La Grande révolution domestique, Dolores Hayden, Éditions B4214 x 22 cm, 376 p., 29 euros. [...] |
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