Médusés
En une décennie d’images numériques, la représentation du projet d’architecture a échappé non seulement aux architectes, mais à l’architecture elle-même. La pression était trop forte, la séduction imparable : il faut d’abord gagner les faveurs des jurys et des commanditaires, on verra bien après ! L’architecte se croit magicien : les bétons deviennent vaporeux, le regard traverse les bâtiments vitrés qui brillent comme des diamants, les volumes sans bavettes ou acrotères disgracieux se découpent en fines arêtes et s’élancent en apesanteur. Au premier plan, dans un doux crépuscule estival, les enfants sautent parmi les hautes herbes sous des feuillages printaniers ou automnaux. Ce développement de la vue numérique est concomitant d’une certaine architecture spectacle dont la très grande majorité des architectes, par conviction ou jalousie, condamne les excès. À tort ou à raison, ils l’associent à cette dictature de l’image qu’ils honnissent d’autant plus qu’ils ont presque tous cédé à la tentation de son pouvoir. Curieusement, l’avenir radieux que nous promettent ces chromos semble répondre au cauchemar d’un cinéma qui se délecte des images modélisées de l’Apocalypse. On y voit les villes détruites avec une violence et un réalisme qui nous fascinent (2012 de Roland Emmerich) ou leurs rues s'enrouler comme des crêpes (Inception de Christopher Nolan).
Si nous sommes médusés à la vue de ce que nous prenons encore pour réalité et qui paraît se plier à tous nos fantasmes, on peut espérer que l’effet de sidération finira par se dissoudre, noyé sous la banalisation de tous ces excès. D’importants maîtres d’ouvrage refusent désormais ces images lors des concours, s’étant aperçus que les jurys ne regardaient même plus les plans et les coupes. Comme la photographie au XIXe siècle a libéré la peinture de son rôle de reproduction du visible, l’image numérique nous obligera-t-elle à retrouver la puissance de l’architecture au-delà des fictions scénographiées qu’elle nous vend aujourd’hui ?