Cathédrale Notre-Dame-des-Anges, Los Angeles, Californie (1996-2002) |
Les
architectes ont-ils encore quelque chose à dire ? En France
comme à l'étranger, la question se pose au vu des innombrables
portfolios sans substance qui encombrent les librairies. La
publication récente d'une somme théorique, historique et critique
par l'architecte madrilène Rafael Moneo nous encourage pourtant Ã
ne pas désespérer d'une profession qui, pour être libérale,
n'en demeure pas moins intellectuelle. Au risque de froisser quelques susceptibilités et d'écorner l'un des mythes auxquels ils aiment se raccrocher, il faut reconnaître que la plupart des architectes praticiens semblent avoir renoncé à penser l'architecture, trop occupés peut-être qu'ils sont à en faire. En France comme ailleurs, le milieu professionnel, mais aussi académique, admet d'ailleurs des critères de distinction qui font systématiquement primer l'action sur la réflexion. Est un grand architecte aujourd'hui celui qui allie l'audace de l'artiste à l'énergie de l'entrepreneur ; en atteste par exemple la starisation à l'international d'un Daniel Libeskind ou d'un Bjarke Ingels et, à l'échelle plus locale, d'un Rudy Ricciotti. |
Les uns et les autres font la une des médias, collectionnent les distinctions et remportent concours sur concours, sur la base de leur remarquable capacité à multiplier les projets dans des contextes géographique et programmatique toujours plus différents. Ce qui rassemble également ces figures de la profession, c'est leur propension à ne pas s'embarrasser d'un discours trop élaboré sur l'architecture, qui ne peut qu'entraver la liberté absolue de création qu'ils revendiquent.
C'est là une rupture assez franche avec la situation qui a prévalu au XXe siècle, notamment lorsque les avant-gardes modernes puis postmodernes étaient actives. La notoriété d'un architecte reposait alors autant sur le brio de ses réalisations que sur la solidité et la profondeur de ce qu'on appelait sa doctrine ou son idéologie. De Le Corbusier à Aldo Rossi, de Louis Kahn à Oswald Mathias Ungers, les grands constructeurs furent ainsi de grands intellectuels. Les idées qu'ils se faisaient sur l'architecture guidaient leur pratique, lui donnaient une cohérence qui souvent faisait son intérêt. On connaît la suite : l'affaiblissement des principaux clivages idéologiques laissa les architectes sans boussole et ouvrit la voie à l'éclectisme stylistique dans lequel nous sommes encore plongés aujourd'hui. Détesté ou adulé, Rem Koolhaas, depuis une vingtaine d'années, apparaît à beaucoup comme une exception. Rafael Moneo, dont les écrits sont moins connus en France, incarne un même attachement aux choses de l'esprit qui peut s'apparenter à la survivance d'un passé révolu ou à la promesse d'un renouveau de la pensée théorique et critique en architecture.
NOTES SUR VINGT ET UN PROJETS
Publié simultanément en espagnol et en anglais, Remarks on 21 Works est un très imposant et somptueux ouvrage, mis en pages avec retenue et imagination par les graphistes de l'agence 2x4. En page de gauche, des dessins et des photographies d'époque illustrent en page de droite des textes que Moneo consacre donc à vingt et un projets conçus entre 1968 et 1998. Autant de chapitres se concluent par un cahier de très belles photographies couleur prises par Michael Moran ; elles témoignent de l'état actuel des bâtiments discutés. Dans un style clair et précis, l'architecte madrilène explique les principes qui ont guidé son travail. Tous ces projets ont soulevé en leur temps des enjeux théoriques qu'il s'efforce d'éclairer à la lumière du contexte historique de leur production. Par leur présence durable dans la cité, ces bâtiments posent aujourd'hui nombre de questions qu'il aborde ensuite par une analyse architecturale minutieuse. Dans chacun des essais écrits pour l'occasion, Moneo articule ainsi histoire et critique d'un projet et s'efforce d'en tirer quelques leçons théoriques.
Il nous montre, par exemple, combien l'un des premiers immeubles de logement qu'il a conçu au tournant des années 1970 à San Sebastián est tributaire de sa réflexion sur les notions de « type » et de « typologie », qui préoccupaient alors beaucoup les architectes. Dans un contexte où l'on s'efforçait d'inscrire les constructions neuves dans la continuité formelle et structurelle des villes historiques, Moneo dessinait alors un projet qui cherchait à concilier ce qu'il y a d'unique et de générique dans toute œuvre architecturale. Plus loin dans l'ouvrage, Moneo explique comment il a conçu l'hôtel de ville de Murcia au début des années 1990, lorsque le renouveau du modernisme semblait alors disqualifier le contextualisme des années précédentes. En revenant en détail sur l'histoire et la géographie des lieux, l'architecte espagnol nous démontre que son projet rend hommage à l'existant sans recourir aucunement au mimétisme. Moneo se livre ici à une analyse architecturale exigeante de l'une de ses œuvres les plus réussies, en s'appuyant sur une multitude de dessins et de photographies. À propos d'un autre des bâtiments qu'il a conçus dans les années 2000, celui des Archives de Navarre à Pampelune, Moneo questionne la pratique de la reconversion des édifices anciens avec des programmes contemporains. Faisant preuve encore une fois d'une grande connaissance de l'histoire des lieux, l'architecte montre comment il a su combiner différents systèmes architecturaux et adapter les usages nouveaux aux structures existantes.
Moneo multiplie ainsi les points de vue critiques sur son travail, mais aussi sur les efforts de toute une génération d'architectes qui ont œuvré dans l'après-modernisme à inscrire leur production dans un monde déjà largement construit. Sans complaisance, et avec une passion intacte pour son art, Moneo nous aide ainsi, avec Remarks on 21 Works, à mieux comprendre ce qui détermine son œuvre par-delà les contingences.
ANXIÉTÉ THÉORIQUE ET STRATÉGIES DE PROJET
Cet exercice de réflexivité peu familier aux architectes, Moneo peut s'y livrer car il a toujours mené de front des activités créatrice et critique. Il note, en introduction de Remarks on 21 Works : « Le fait que j'ai souvent questionné le travail de mes collègues dans mes cours m'a amené à croire que peut-être je pourrai approcher mon propre travail de la même manière. » Moneo a en effet mené une longue carrière d'enseignant : d'abord à Madrid et Barcelone, puis à Harvard jusqu'à aujourd'hui. De cette dernière expérience, il a d'ailleurs tiré en 1996 un premier ouvrage1, dans lequel il se livre par exemple à une critique approfondie de l'œuvre de huit confrères : Stirling, Venturi & Scott Brown, Rossi, Eisenman, Siza, Gehry, Koolhaas, Herzog & de Meuron. L'architecte madrilène y reconnaît la fragilité du discours théorique de ses contemporains, mais insiste déjà sur le rôle essentiel que joue celui-ci pour garantir la cohérence et la force de leurs œuvres.
Ainsi, plus encore que la théorie c'est la critique qui semble au cœur du travail de Moneo. En cela, l'architecte souscrit probablement aux mots de T. S. Eliot cités par Robert Venturi dans la préface de son premier livre : « Il est probable en effet que ce terrible labeur qui consiste à passer au crible, à combiner, à construire, à effacer, à corriger, à mettre à l'épreuve, est tout autant une question de critique que de création. Je soutiens même que l'esprit critique appliqué à son propre travail par un écrivain exercé et consciencieux est la forme de critique la plus élevée et la plus capitale.2 » En soumettant aujourd'hui son œuvre à un examen rigoureux, comme il l'a fait hier avec celle de ses contemporains, Moneo apparaît comme un architecte qui sait d'où il vient et où il va, une attitude salutaire à une époque où la plupart se laissent porter par l'air du temps.
Dum Dum, Lukasz Wojciechowski, éditions çà & là 21 x 15 cm, 272 p., 25 euros [...] |
La couleur des choses, Martin Panchaud, Éditions çà et là , 17 x 23 cm, 236 p., 24 euros [...] |
Que notre joie demeure, Kevin Lambert, éditions Le Nouvel Attila20 x 14 cm, 368 p., 19,50 euros. [...] |
Tentatives périlleuses, Treize tragédies architecturales, Charlotte van den Broeck, Héloïse d’… [...] |
La Grande révolution domestique, Dolores Hayden, Éditions B4214 x 22 cm, 376 p., 29 euros. [...] |
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