Urban warriors / Libeskind travaillent sur Ground Zero |
Pris
dans le flot de l'économie mondialisée, et bien qu'elle soit de
plus en plus le fruit d'un effort collectif, la pratique de
l'architecture n'échappe pas à une personnalisation et une
starification croissante. Il n'y a là rien de neuf – le
star-system a toujours existé –, mais le fossé semble se creuser
entre architectes ordinaires et extraordinaires. Au-delà de la
formule « untel est un grand architecte parce qu'il a
beaucoup de succès, et il a beaucoup de succès parce qu'il est un
grand architecte », quelques événements récents nous
renseignent sur les mécanismes de production et de reproduction de
l'élite professionnelle.
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Il y a deux ans, le jury du prix Pritzker créait la surprise et distinguait Glenn Murcutt. Son président notait que, dans une époque obsédée par la célébrité et où le tape-à -l'œil est le lot commun des stars de l'architecture, l'œuvre quasi artisanale, mais non moins savante, de cet architecte australien devait être célébrée et recommandée. Cette année, retour à la case départ. Fier d'honorer, enfin, une femme, le jury du Pritzker a élevé Zaha Hadid au rang de star de l'architecture. Sauf à tenir les distinctions pour quantité négligeable (100 000 $ et la couverture médiatique qui va avec), on ne peut passer sous silence l'événement.
En premier lieu, à 53 ans, cette architecte britannique d'origine irakienne ne brille pas par ses réalisations ; cinq en tout, dont un seul bâtiment de taille significative, un centre d'art à Cincinnati. Mais la quantité ne fait pas la qualité, et selon le président de la fondation Hyatt, qui décerne le prix, « bien que son œuvre soit réduite, elle a obtenu une grande reconnaissance et son énergie et ses idées sont encore plus prometteuses pour l'avenir ».1 Certes la reconnaissance appelle la reconnaissance, mais celle-ci doit bien, en dernier recours, reposer sur quelque chose. Peut-être faut-il alors chercher du côté de la théorie, comme le suggère l'un des membres du jury pour qui « il est rare qu'un architecte apparaisse avec une philosophie et une approche de son art qui influence le cours de la discipline dans son ensemble. Hadid est cette architecte qui a patiemment créé et a perfectionné un vocabulaire établissant de nouvelles frontières pour l'art de l'architecture ». L'affaire semble d'importance pour les différents membres du jury qui évoquent « la géométrie fragmentée », « les espaces fluides », « l'extension du répertoire de l'articulation spatiale », « l'engagement dans la modernité », et qui soulignent que l'architecte britannique s'est éloignée des typologies existantes et a bouleversé la géométrie des édifices.
Mais sur ce terrain, Hadid n'est pas non plus très convaincante. De notices de concours en interviews, elle s'en tient à une remise en cause très convenue du rationalisme formel et argumente confusément sur la complexité, le désordre, les ruptures… À défaut de théorie, elle nous propose un discours qui justifie ses innovations formelles, restées pour la plupart à l'état de projet. Non, la starification de Hadid vient d'ailleurs. Un autre membre du jury nous aiguille : « Pendant les vingt-cinq dernières années, Hadid a construit sa carrière en bravant les conventions et les idées conventionnelles sur l'espace architectural, la pratique, la représentation et la construction. » Voilà l'explication : Zaha Hadid est une forte tête, une femme obstinée, dont l'énergie laisse pantois. Qu'importe l'œuvre, ce qui compte, c'est le caractère, le parcours, depuis la pseudo-marginalité de l'Architectural Association jusqu'au Pritzker. Derrière les oripeaux usés de l'avant-garde, ce qui se dessine ici, c'est une conception aristocratique de la profession d'architecte : on vaut pour ce qu'on est, pas pour ce qu'on fait.
L'architecture hors normes
« Depuis que j'ai commencé à faire de l'architecture, j'ai eu en horreur les agences d'architectures conventionnelles. J'avais un problème avec cette atmosphère de répétition, de routine et de production et cela m'a rendu allergique à toute forme de spécialisation et au soi-disant professionnalisme. » 2 Ainsi parle Daniel Libeskind, un autre architecte à part qui, à l'instar de Hadid, a construit sa carrière hors des sentiers battus. À l'entendre, il est toujours possible de renoncer à la triste réalité professionnelle pour s'engager sur la voie d'une « pratique qui ne singe pas les procédures existantes, mais qui tente de percer, grâce à l'excitation, l'aventure et le mystère de l'architecture ». Tout est donc affaire de volonté, et comme il le rappelle, « quels que soient les problèmes – politiques, tectoniques, linguistiques – auxquels l'architecture s'expose, […] seules l'intensité et la passion qu'elle appelle font de sa pratique un plaisir ». Bref, si pour certains, l'architecture est un métier – un gagne-pain –, chez Libeskind, c'est une force vitale, spirituelle. Loin des préoccupations triviales de ses confrères, son œuvre parle de la tragédie de l'Holocauste, avec le Musée juif de Berlin, des horreurs de la guerre, avec l'Impérial War Museum, ou du drame du 11 septembre, avec la reconstruction du World Trade Center – un projet dont les derniers développements sont pour le coup très triviaux.
Libeskind fut, comme Hadid, coopté par Philip Johnson à l'occasion de l'exposition Deconstructivist Architecture au MoMa, en 1988. Il s'est fait lui aussi reconnaître, au tournant des années 90, comme un architecte d'avant-garde, grâce un travail resté largement incompris – mais y avait-il vraiment quelque chose à comprendre ? Seul, il dressait de grands plans kabbalistiques et construisait des machines étranges qui brûlaient inexplicablement. Encore une fois, la figure de l'artiste maudit surgit. Aujourd'hui, l'évocation de ce passé minoritaire ne suffit pourtant plus pour le préserver de la spécialisation et du professionnalisme. Il est peut-être même devenu le plus professionnel des spécialistes, avec pour fonds de commerce les grandes institutions culturelles. Bien qu'il fonctionne toujours à la « passion » – et c'est pour ça qu'on fait appel à lui –, il compose dorénavant avec la réalité et semble à son tour sombrer dans la routine et la répétition, comme en témoigne la très grande homogénéité de sa production. La star Libeskind nous renvoie à cette figure ancienne de l'artiste inoffensif, tout à son maniérisme et dévoué à ses riches et puissants clients. La question est alors la suivante : en quoi les facéties de ces architectes-là nous concernent-elles ?
Les élites et la profession
En 1993, la sociologue américaine Magali Sarfatti Larson a consacré un remarquable ouvrage à la profession d'architecte, où elle évoque les rapports entre praticiens ordinaires et extraordinaires 3. Elle y montre que les architectes sont amenés à se positionner vis-à -vis d'autres professions plus établies, par exemple, celle des ingénieurs. C'est pourquoi leur travail ne consiste pas seulement à donner une forme aux bâtiments, mais surtout à leur conférer une raison d'être, un telos, qui dépasse la technique et l'utilité. Les architectes entraînent chaque bâtiment dans un système de justification et d'interprétation, dont ils détiennent seuls la clé ; leur discours aspire à l'autonomie. Malheureusement, cette revendication légitime entre en contradiction directe avec la pratique quotidienne de la plupart d'entre eux, qui, au jour le jour, mènent une activité marquée par une grande dépendance – une hétéronomie – à l'égard de nombreux acteurs, au premier rang desquels le client. Ce dernier, dans la plupart des cas, est à la recherche d'une prestation ordinaire, il attend d'un bâtiment qu'il remplisse la fonction pour laquelle il a été conçu, et cela à moindre coût. Difficile pour l'architecte, dans ces conditions, de faire valoir un avantage compétitif.
Le telos, la raison d'être, reste souvent réservée aux projets extraordinaires, confiés aux stars de l'architecture. Selon M.S. Larson, celles-ci bénéficient d'une bien plus grande autonomie, et occupent une place à part dans la profession : « […] la revendication persistante des architectes à jouer un rôle particulier dans le processus de construction (entendu comme opposé et supérieur à celui que revendique les professionnels concurrents) dépend des références idéologiques et implicites au telos, à la signification culturelle, et à la noble tradition de l'architecture. Un bâtiment, non seulement adéquat, mais aussi culturellement significatif, passe pour la confirmation durable des revendications professionnelles de l'architecture. Il en découle que les auteurs charismatiques de ces bâtiments et leur pratique extraordinaire servent de garantie idéologique à la pratique normale ou routinière de la profession dans son ensemble ».4 En d'autres termes, les praticiens ordinaires vivent par procuration et tirent une partie de leur légitimité du fait qu'ils sont, au même titre, que les vedettes du star-system, des architectes.
Cette proximité est cependant parfaitement illusoire. L'élite professionnelle travaille sur des programmes et des budgets sans commune mesure avec ceux que pratiquent les architectes du rang. Elle ignore complètement la production de logements, qui constitue pourtant le quotidien de bien des architectes, et, à l'inverse, collectionne les commandes exceptionnelles que peu de praticiens approchent. Les moyens mis en œuvre sont tout aussi incomparables ; les uns travaillent dans de petites structures et courent après les commandes alors que les autres bénéficient d'un personnel pléthorique et sélectionnent leurs clients. Ainsi, la pratique et les discours des uns ne sauraient légitimer les autres. La distance qui sépare les architectes du quotidien du star-system est si grande qu'on peut même se demander si, en définitive, ils exercent le même métier.
Célébration et critique
En réalité, le paysage professionnel est aujourd'hui marqué par un clivage important : d'un côté, une poignée de vedettes, dont la production fantasque est sans grande influence sur la transformation quotidienne de notre environnement, et, de l'autre, une multitude de praticiens, privés de marge de manœuvre, qui doivent souvent entériner la commande telle qu'elle se présente. Entre les deux, l'ascenseur socioprofessionnel semble en panne.
Quand le jury du prix Pritzker distingue Glenn Murcutt, il réduit la fracture, lorsqu'il fait de Zaha Hadid un modèle, il creuse l'abîme. De même, exposer et célébrer à Beaubourg les enfants gâtés de la jet-set architecturale renforce l'idée qu'il existe deux mondes irréconciliables(5). La presse spécialisée n'est pas en reste, pusillanime avec les forts, elle peine souvent soutenir les inconnus. Depuis le cœur du star-system, Rem Koolhaas fait un constat amer : « Nous souffrons de l'incapacité des critiques à analyser ce que nous faisons vraiment, à montrer ce que nous ne faisons pas, ou à suggérer ce que nous devrions faire. Nous avons besoin de critiques qui soient des partenaires, pas des alliés, et encore moins des représentants de commerce. »(6)
Nous avons finalement basculé dans une économie spectaculaire, qui accorde une prime systématique à l'architecture la plus originale, celle qui prétend arracher la discipline à ses contraintes millénaires (fonction, coût, gravité...), et cela au mépris de la réalité quotidienne. Enfermés dans leur tour d'ivoire, Hadid, Libeskind et quelques autres ont achevé leur projet d'autonomie et ressuscité la vieille figure de l'architecte artiste, créateur démiurgique. Ils n'ont que faire des usagers (pensons aux pompiers de Weil am Rhein) et des petits tracas techniques, financiers et administratifs auxquels fait face le reste de la profession. En retour, cette dernière n'a plus grand-chose à apprendre d'eux. Que peut-on, en effet, retenir du musée de Berlin ou de celui de Cincinnati, tant ces réalisations sortent de notre ordinaire ? Qu'est-ce qu'un étudiant en architecture peut apprendre de ceux qui occupent systématiquement le devant de la scène ? À quoi peut bien nous servir aujourd'hui l'œuvre déréalisée de ces happy few ? En plus d'être inutile, le star-system fait écran, nous distrait et nous détourne des débats et des expérimentations dont la profession a pourtant besoin.
(1) Voir les commentaires du jury sur www.pritzkerprice.com
(2) Voir le site internet de Daniel Libeskind : http://www.daniel-libeskind.com/
(3) Magali Sarfatti Larson, Behind the Postmodern Facade, University of California Press, London, 1993.
(4) Ibid.
(5) Exposition Architecture non standard à laquelle D'A aconsacré plusieurs articles dans le n° 134 de février 2004
(6) Voir Rem, do you know what this is ?, dans Le Visiteur n°7, Paris, 2001.
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