L’augmentation actuelle des flux de population – économiques et politiques – suscite un déploiement considérable de bidonvilles et de camps auxquels l’architecture ne porte guère plus qu’un intérêt ethnologique. L’exposition « Habiter le campement » à la Cité de l’architecture le confirme assez tristement, y compris dans l’appel à idées « Réinventer Calais », dont elle fait son point d’orgue : pour l’heure les idées sont rares, le projet architectural inexistant, le sujet peu débattu et déjà relégué dans une pensée unique. |
Le repli de l’hospitalité en marche dans les pays occidentaux nous contraindrait-il à nous détourner de ces sujets ? Pas sur les « nouveaux fronts » que la Biennale d’architecture appelle de ses vœux cette année, ceux d’un engagement à faire vivre dans l’architecture des réponses renouvelées à l’état du monde. Il nous faut donc admettre le rôle social des quartiers précaires, y compris sous nos latitudes, respecter l’autoconstruction par laquelle le migrant, l’immigré et le pauvre gardent la main sur leur destin, et apprendre à penser l’action concrète à la mesure des rebonds qu’elle favorise.
En France comme ailleurs, l’habitat précaire est aujourd’hui une des grandes questions posées aux architectes, mais elle est malheureusement largement refoulée : les bidonvilles et les « camps » de migrants seraient un sujet trop politique pour être du ressort de l’architecture et lui donner « prise ». A-t-on au siècle dernier ignoré le logement social au motif que la pauvreté relevait de causes qui nous échappent ? Des interventions architecturales ne fabriquent-elles pas à Medellín ou à Tijuana des retournements de situations qui agissent sur les valeurs sociales ?
Ce sujet appelle notre engagement à inventer ce qui relève de notre discipline, en connaissant ses limites mais aussi ses potentiels. Arguer que « c’est à l’État d’agir » (régler les problèmes migratoires, réguler l’économie, construire des logements, ouvrir des hébergements d’urgence) pour nier l’utilité de toute proposition architecturale, c’est au moins se tromper de cible. Car la tentation est grande politiquement de faire de la rareté du logement un prétexte à l’indésirabilité du migrant, de l’immigré ou des personnes en situation de précarité (1). En puissance, la politisation du sujet entretient malheureusement sa violence. L’architecture et l’urbanisme, sans être des pratiques indépendantes capables de corriger les inégalités économiques et politiques, peuvent en revanche désidéologiser des sujets par des dispositifs concrets et agir sur des dynamiques susceptibles d’infléchir les regards. La rhétorique de l’« indignité » par laquelle le pouvoir justifie à Calais, Bobigny ou Champs-sur-Marne la destruction de l’habitat précaire n’est pas non plus un argument strictement « politique ». Ce triste avatar des régimes de « salubrité publique » que critiquaient Foucault (Surveiller et punir) ou Donzelot (La Police des familles) interroge la hiérarchie des critères sociaux et techniques que porte l’architecture et suggère une critique (voire une autocritique) de la quête du « progrès permanent » attachée à l’histoire du logement, qui trouve ici ses limites.
D’une part, nous construisons trop grand, trop cher, trop technique par rapport à la solvabilité des ménages. Tant que nous ne viserons pas une baisse sensible du taux d’effort pour le logement, nous continuerons à expulser et ne pas loger une partie de la population. Le progrès aujourd’hui n’est pas de loger plus performant, plus grand, il est de loger tout court. Que signifie la norme quand on ne remédie pas à la nécessité ? Cessons de creuser l’écart entre le souhaitable et le possible et envisageons des trames denses, des plans compacts, des constructions frugales dictées par une stricte analyse de la nécessité. L’espoir que l’industrialisation du bâtiment compense un jour le coût de nos ambitions techniques tient aujourd’hui du mirage. Il faut prendre de front, pour des raisons d’abord sociales, les attendus d’une vraie déconsommation.
Quartier tremplin
D’autre part, nous continuons à penser que le bidonville ne nous concernerait que par sa disparition. Deux Algecos de substitution (le sacro-saint remède du conteneur !), trois pavillons dénormés, quelques « cabanes » subventionnées par l’industrie du bois ou tentes Quechua relookées par des étudiants tiennent lieu de réflexion architecturale, très loin de l’échelle des besoins et dans l’illusion d’une reproductibilité utile. Cessons de vouloir remplacer le bidonville et intéressons-nous plutôt à l’aider en tant que tel, comme un habitat construit par les gens qui en ont besoin. Ce n’est pas en voulant « refaire le monde » qu’on les aidera, mais en pensant ces quartiers en tant que phénomène urbain, dans leur persistance indubitable et dans leur dignité. Nous relogeons deux familles pendant que 1 000 vivent dans la boue et seront expulsés dix fois. Mieux vaudrait agir, comme cela se fait ailleurs dans le monde et sous différentes formes d’action, sur les conditions d’existence collectives, c’est-à-dire nous intéresser à la place dans la ville et au statut foncier, au traitement des sols et des accès, à l’aide à l’équipement et à l’amélioration de la sécurité.
Pour que le bidonville soit la « ville tremplin » que définit Doug Saunders (dans Comment les migrants changent le monde), une « capabilité » au sens défini par Amartya Sen (dans Un nouveau modèle économique), il faut admettre son rôle social et travailler à son amélioration hors des pensées normalisatrices qui ne débouchent que sur sa démolition. Aider les habitants à (s’)en sortir est de notre ressort et le mieux que nous pouvons faire. D’abord en élaborant des projets, dispositifs et événements qui créent des interfaces positives avec la ville et donc des vecteurs d’insertion ou de réinsertion. Il s’agit de penser urbainement la création de lieux de rencontre, d’aide et de partage, qui déjoueront les limites physiques et mentales du bidonville. Il s’agit de faciliter les tâches domestiques et de coconstruire des espaces de travail (petits commerces, artisanat, halles et appentis). Plus expérimentalement, osons aussi la mixité avec d’autres populations (étudiants, par exemple), mettons en place des dispositifs de récupération dédiés, créons des chantiers partagés, des événements artistiques, etc. L’accueil de ces quartiers dans nos villes est facilité par leur échelle, souvent 50 à 80 personnes lorsque l’autorégulation peut fonctionner. En tout premier lieu, nous pouvons aussi contribuer à installer l’équipement de base tel que l’éclairage nocturne, l’énergie bon marché, l’accès à Internet, l’aménagement d’un point d’eau ou un assainissement écologique.
Ces démarches ne sont ni des solutions miracle ni des utopies sociales, mais plutôt des processus d’accompagnement qui appellent de nouvelles stratégies de projet et modus operandi. Un peu comme la réhabilitation du parc de logements social inventa ses propres pratiques – sur le bâti et au-delà – l’aide au bidonville doit inventer ses outils et ses leviers, puis ses montages au cas par cas. L’action même modeste émanant d’associations, d’écoles et d’agences peut aussi ouvrir la voie, par le changement de regard, à des commandes publiques nouvelles : pensons à l’exemple du téléphérique de Bello Campo à Caracas, conçu par Urban-Think Tank.
Bidonville plutôt que camp
L’existence du bidonville (2) manifeste implacablement le gouffre entre les besoins de ses habitants et les solutions de remplacement qu’on veut leur opposer, de l’hébergement d’urgence à la construction de logements. Les études de Colette Pétonnet (On est tous dans le brouillard) ou de l’architecte John F.C. Turner (Housing by people) montraient déjà dans les années 1970 que ce gouffre n’est pas conjoncturel mais ontologique, puisque le bidonville est choisi, en situation, par des habitants qui n’ont pas de quoi payer un loyer régulier et souhaitent préserver une cohabitation d’entraide. Mieux qu’un « droit au logement », inapproprié à ces populations et d’ailleurs inapplicable, faisons exister un « droit d’habiter » dans le confort de son choix : en soutenant l’habitat pauvre autoconstruit et en l’améliorant, sans lui faire de procès pour « indignité ».
Agir en respectant les qualités du bidonville porte un regard neuf sur nos doxas architecturales et urbaines. C’est se mettre en phase avec son économie de moyens, sa faible empreinte environnementale et sa rapidité constructive. C’est inventer des tactiques urbaines moins déterministes, plus imaginatives et partagées, dans une ville statufiée par sa planification. C’est interroger le rapport de nos pratiques à l’autoconstruction, réflexion interrompue depuis quarante ans. Comment et où se situer ? Et dans quelle temporalité, puisque la finalité du bidonville, comme tout habitat de migration ou de précarité pour ceux qui en ont besoin, est d’être temporaire ?
Dans la postface « Du bon usage de l’incertitude en urbanisme » à Entre-ville, une lecture de la Zwischenstadt, Thomas Sieverts prône un « investissement positif de l’incertitude » comme un espace qui ne se laisse pas définir, mais sur lequel on peut « imprimer » des orientations et des représentations susceptibles d’êtres « activées ». Compte tenu de « l’incertitude fondamentale du développement urbain, il nous faut, écrit-il, travailler à l’émergence de nouvelles opportunités sociales et culturelles » et se saisir « activement [de l’incertitude] comme d’un espace ouvert à l’espoir » en ayant le courage de proposer « des solutions provisoires et des aménagements progressifs, intégrant toutes sortes de bricolages réversibles ». Il cite Peter Neitzke : « On ne devient politique […] que lorsque des processus irréversibles ne sont plus considérés comme des menaces, mais comme des opportunités à saisir en vue d’élargir l’horizon de sa propre pensée et de son activité » (Baumeister, octobre 1997).
Ainsi pouvons-nous considérer ces microquartiers qui se fabriquent par eux-mêmes, hors des réglementations « d’en haut » et des temporalités figées, avec une énergie formidable. Soutenir leur autodétermination en les aidant architecturalement est un choix politique. Il y a une différence fondamentale entre le bidonville – ou jungle – et ce qu’on appelle aujourd’hui « camp ». Comme l’écrit Michel Agier (Tous urbains, n° 12) : « La solution du paria nous guette partout. Quand le gouvernement ne sait plus quoi faire de la “jungle”, il instaure un camp », comme il le fit à Calais en avril 2015, pour signifier que « des personnes qui n’ont pas le droit d’être là sont tolérées, avec la police autour ». L’invraisemblable paysage de clôtures et de douves mis en place par l’État autour de ce camp (voir les photos de Myr Muratet) oppose territorialement les deux figures du bidonville et du camp. D’un côté les douves et les clôtures, arsenal quasi moyenâgeux du pouvoir qui contrôle les personnes et distribue les destins, avant de démolir : c’est l’antiville du ghetto et du refoulement organisé. De l’autre, des lieux choisis par des groupes sur des territoires urbains vacants (friches, voies désaffectées, lisières de grandes périphéries, bords d’infrastructures), où la ville peut agir humainement si on stimule ses ressources.
Pascale Joffroy enseigne à l’Eav&t (son cours s’intitule « Bidonvilles et habitats précaires »). Elle est cofondatrice de l’association Système B, comme bidonville.
1. Lire l’article Pour les bidonvilles en France I, d’a n° 239, octobre 2015.
2. Officiellement, 20 000 personnes vivent en bidonvilles en France métropolitaine. Mais il faut ajouter un nombre bien supérieur en outre-mer et près de 6 000 migrants dans différents camps et « jungles ». Pour les années 1960, on parle de 75 000 à 80 000 personnes en fourchette haute.
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N° 244 - Mai 2016
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