« Village arabe », photomontage de la cité modèle du Weissenhof à Stuttgart, 1927, publié en 1940 dans le Schwäbisches Heimatbuch. |
Pourquoi tant de
haine ? Le printemps dernier a résonné des chants d’un chœur
inattendu, dénonçant presque à l’unisson les crimes de
l’architecture moderne. Je me garderai de confondre les différents
membres du chœur en faisant un amalgame trop facile, mais la
concomitance de leurs partitions, pour fortuite qu’elle soit, est
assez révélatrice à la fois de convergences troublantes et de
méconnaissances partagées.
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Architecte
et historien, Jean-Louis Cohen est professeur à l’Institute of Fine
Arts de New York University et professeur invité du Collège de
France. Il a publié plus de trente ouvrages dont les plus récents
sont : L'Architecture au XXe siècle en France ; modernité et
continuité (Paris, 2014) ; Le Corbusier : an Atlas of Modern Landscapes
(New York, 2013) ; L’Architecture au futur depuis 1889 (Londres,
2012) ; et Architecture en uniforme (Paris, 2011).
Dans son
brûlot Le Corbusier, un fascisme français, auquel la presse a fait un écho
d’autant plus ample que son titre était provocant, le journaliste Xavier de
Jarcy fait figurer en exergue à son propos un passage du pamphlet Les
Erreurs monumentales, dans lequel l’écrivain, critique et poète Michel
Ragon – auteur, ne l’oublions pas, d’une histoire de l’architecture moderne
en trois volumes très datée – dénonce les périphéries de la France
contemporaine : « Regardons l’architecture de notre temps, regardons ces
villes nouvelles que nous appelons grands ensembles, avec leurs boîtes
horizontales comme des wagons de chemin de fer hors d’usage et abandonnés dans
une gare de triage désaffectée, avec ces boîtes verticales qui veulent
ressembler à des tours et font songer à des miradors – l’image du camp de concentration
vient immédiatement à l’esprit1. » L’image ferroviaire – utilisée parfois
dans la littérature anglo-américaine –, qui compare les plansmasses des
ensembles collectifs à des « accidents de chemin de fer », est moins
puissante assurément que celle du camp, par laquelle les auteurs des
grands ensembles sont assimilés aux nazis. Évidemment, une telle
citation ne peut que servir le propos de Jarcy selon lequel Le Corbusier
était un fasciste militant, ce qui rendait dans une chaîne causale
simpliste inévitable qu’il imagine une architecture oppressante, pour
peu que le rapport du fascisme à l’architecture soit réduit aux seuls
édifices monumentaux du régime. J’avais évoqué de mon côté en 2014 dans le
pavillon français de la biennale de Venise le destin tragique de la cité
de la Muette à Drancy, dont une partie, inachevée, avait été transformée
en camp de détention puis de concentration par les nazis, avec l’aide
complaisante de la gendarmerie de Vichy. Mais je m’étais bien gardé
d’assimiler l’opération expérimentale d’Eugène Beaudouin et de Marcel Lods
au camp qu’elle est devenue par un enchaînement de circonstances
qu’il serait trop long d’énoncer ici. Quant aux camps de concentration les
plus rationalisées – j’ai à l’esprit celui de Birkenau, conçu par l’ancien
Bauhausler Fritz Ertl –, ils procèdent d’une logique qui trouve ses
sources dans les installations industrielles telles qu’elles avaient été
codifiées dans l’Allemagne de Weimar.
1. Michel Ragon, in Les Erreurs monumentales,
1971, cité par Xavier de Jarcy, épigraphe à Le Corbusier, un fascisme
français, Paris, éditions Albin Michel, 2014.
2. Olivier Namias, « Régionale 2015
: LR Île-de-France instrumentalise l’architecture pour faire campagne
», sur le site www.darchitectures.com/ regionale-2015-lr-ile-de-franceinstrumentalise- architecturepour- faire-campagne-a2744, novembre
2015.
En haut, Ã gauche, Hendrik Petrus
Berlage, plan d’extension pour Amsterdam-Sud, 1917, vue aérienne. «
Village arabe », photomontage de la cité modèle du Weissenhof Ã
Stuttgart, réalisé à partir d’une carte postale de 1927 reprise plus
tard à des fins dépréciatives par les nazis, et publié dans le Schwäbisches
Heimatbuch.
« Graphique
de l’évolution du plan d’aménagement moderne », illustration dans Das Neue
Frankfurt, février-mars 1930.
ANTIMODERNES
À L’EAU DE ROSE
L’autre
voix du choeur antimoderne est celle de Valérie Pécresse, candidate pour
Les Républicains à la présidence de la région Île-de-France, qui lançait
en janvier 2015 un « club des maires reconstructeurs », délibérément
hostiles aux grands ensembles, dont elle illustrait la communication avec des
images reprenant les codes visuels démagogiques des annonces de la
promotion privée. Ces images représentaient trois opérations « sauvées »
de l’architecture moderne par l’adjonction de toits en pente et le
percement de fenêtres verticales, situées respectivement à Clamart,
Colombes et Fontenay-aux-Roses, et qu’Olivier Namias a décortiquées dans
ces pages2. Le centrage sur le département des Hauts-de-Seine n’a rien
de surprenant, car c’est au Plessis-Robinson que Philippe Pemezec,
ex-agent électoral de Balkany et Pasqua, avait engagé cette campagne dès
1989, en détruisant une partie de la cité-jardin construite dans l’entre-deux-guerres
à l’initiative d’Henri Sellier.
Ce que
révèlent ces propos est bien l’ignorance dans laquelle le public tient les
recherches historiques les plus solides.
Seule l’action
de l’État avait pu un temps infléchir son entreprise vers l’élaboration
d’opérations tant soit peu respectueuses de l’orientation sociale de la
cité et orientées vers l’innovation et non le langage néotraditionnaliste
utilisé par le même Pemezec dans le centre de sa commune. À l’ouest du
même département, le nouveau président de la Métropole du Grand
Paris, Patrick Ollier, qui a autorisé la destruction du siège social de
Sandoz conçu par Bernard Zehrfuss et Martin Burckhardt, a fait poser il y
a peu un toit d’inspiration haussmannienne sur un immeuble moderne,
comme pour répondre à la couverture d’opérette de l’hôtel de ville tout
proche. Le message subliminal du « club des maires reconstructeurs »
est politiquement symétrique de celui de Ragon : les grands ensembles, et
plus largement l’architecture moderne, seraient le produit de l’action des
maires communistes (ou communisants), foulant au pied les traditions
authentiques des constructions de la région parisienne, que représenterait dignement
en revanche ce langage haussmannien à l’eau de rose si fréquent dans les
opérations privées égrenées le long des voies de la banlieue. Il serait instructif
de confronter point par point l’argumentaire utilisé – mais il est en
vérité fort bref – et les diatribes des adversaires allemands des modernes,
considérés dans les années 1920 comme des Baubolchewisten, ou bolcheviks
de l’architecture, et stigmatisés parce qu’ils utilisaient des
toits-terrasses. La cité-jardin du Weissenhof, manifeste collectif des
modernes européens, fut par ailleurs comparée en 1941 dans un photomontage
célèbre à un « village arabe » à cause de ses toits plats3.
L’INSTRUMENTALISATION
DE L’ARCHITECTURE
C’est donc d’une double opération de projection qu’il s’agit : les grands ensembles seraient le produit, selon les cas, distinct ou conjoint des deux grands totalitarismes du XXe siècle, ce qui serait plus convaincant si les nazis et les Soviétiques avaient effectivement soutenu sans ambiguïté l’architecture moderne radicale. On sait bien qu’il n’en est rien, puisque les modernes les plus en vue furent dans les deux cas dénoncés et réprimés, quelles qu’aient été les continuités dans les trajectoires de certains d’entre eux. En tout cas, ce que révèlent les propos tenus en 2014 est bien l’ignorance dans laquelle le public – élus et journalistes compris – tient les recherches historiques les plus solides, dont les auteurs, parmi lesquels rares sont ceux s’intéressant à l’impact public de leurs analyses, semblent prêcher dans le plus vide des déserts.
Dans la
France de l’après-guerre, c’est un ministère issu de la Résistance qui a
mis en place au forceps les « plans-masses ».
Tous les
travaux sérieux ont pourtant établi combien Le Corbusier était hostile aux
grands ensembles, auxquels il opposait ses « cités-jardins verticales » – ses
unités d’habitation. L’origine de ces nouveaux quartiers serait plutôt Ã
trouver du côté des cités de Francfort-sur-le Main, comme l’ont si bien
montré il y a près de quarante ans déjà Jean Castex, Jean- Charles
Depaule et Philippe Panerai dans De l’îlot à la barre4. D’une manière
générale, l’essentiel de l’expérience de l’urbanisme européen de la
première moitié du XXe siècle est ignoré en France, ce qui a permis à des
auteurs aussi bien intentionnés que Christian de Portzamparc de réduire
l’histoire des formes urbaines à une opposition entre un « âge 1 » de
la ville – Haussmann – et un « âge 2 » – les grands ensembles5, laissant
dans l’ombre ce que j’ai appelé pour rester dans cette codification
numérique « l’âge 1,5 », qui est celui des tentatives de densification de
la cité-jardin et de desserrement de la ville continue, coïncidant avec
les expériences de Francfort, Berlin ou Rotterdam. Dans le cas de la France
de l’après-guerre, comme les Mémoires de Pierre Dalloz sont venues le
rappeler en 2012, c’est un ministère issu de la Résistance qui a mis en
place au forceps les « plans-masses6 ». L’instrumentalisation de
l’architecture par les discours politiques est aussi ancienne que la
figure inverse qui a vu les architectes utiliser les politiques pour
réaliser leurs visions, et rien ne peut permettre de penser que cette
posture cessera. Il est en revanche souhaitable qu’une histoire de
l’architecture et de l’urbanisme à la fois solidement étayée et lisible
soit opposable aux amnésiques.
3. Initialement diffusé sous forme
de carte postale amusante, ce photomontage fut ensuite utilisé par les
nazis afin de dénoncer les origines exotiques de l’architecture moderne
et publié dans l’almanach Schwäbisches Heimatbuch de 1941.
4. Jean Castex, Jean-Charles Depaule
et Philippe Panerai, Formes urbaines ; de l’îlot à la barre [1977],
Marseille, Parenthèses, 1997.
5. Christian de Portzamparc, préface
à Olivier Mongin, Vers la troisième ville ?, Paris, Hachette, 1995.
6. Pierre Dalloz, Mémoires de l’ombre,
Paris, Éditions du Linteau, 2012.
Pages tirées du site du « club des
maires reconstructeurs » initié par Valérie Pécresse en 2015. Ces
maires ont arrêté des opérations en cours pour les transformer
notamment en faux décor haussmannien. Ils réclament aussi « des immeubles
avec des balcons » alors qu'ils sont présents dans la majorité des
architectures contemporaines, plus d’espaces verts et, enfin, l’arrêt
des grands ensembles. Cette dernière promesse est facile à tenir puisqu’elle
est appliquée depuis le 21 mars 1973, grâce à une circulaire d’Olivier
Guichard, alors ministre de l’Équipement.
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