Naissance de l'immeuble moderne

Rédigé par Marie-Jeanne DUMONT
Publié le 24/03/2005

Surélévation : possibilité d'une nouvelle typologie : duplex inversés © archives nationales

Article paru dans d'A n°144

L'immeuble de rapport parisien n'a pas l'âge de ses façades. Cette organisation par appartements de plain-pied superposés est bien plus récente qu'on ne l'imagine. C'est l'histoire de cette genèse ou de cette « conquête », reconstituée à partir de sources d'archives inédites, que raconte l'ouvrage de Jean-François Cabestan.

À quand remonte la naissance de l'immeuble de rapport tel que nous le connaissons, avec ses superpositions d'appartements plus ou moins identiques, autonomes, renfermant chacun les différentes pièces et les services nécessaires à la vie familiale ? On est d'autant plus tentés de la croire lointaine, voire immémoriale, que la réappropriation à cet usage moderne d'immeubles plus anciens nous a accoutumés à lui voir tous les visages, du pan de bois médiéval à pignon sur rue aux fenêtres horizontales du style paquebot en passant par les petites et grandes ordonnances haussmanniennes…


Mais l'immeuble de rapport parisien n'a pas l'âge de ses façades. Contrairement à ce que nous suggère notre familiarité d'usagers, cette organisation spatiale est toute récente, puisqu'elle n'apparaît que dans le courant du XVIIIe siècle, pour se fixer aux alentours de la Révolution. Et contrairement à ce que l'on croyait avoir retenu d'une sociologie un peu primaire, l'appartement bourgeois ne serait nullement la réduction de l'ancien appartement aristocratique, mais résulterait plutôt d'un processus de division cellulaire et de différenciation fonctionnelle à partir de ce qui avait été la norme pour l'immense majorité des Parisiens jusque-là : le logement à pièce unique.


Le contenu et le contenant – l'appartement complet de plain-pied et l'immeuble d'appartements â€“  seraient en fait le fruit d'une série de manipulations typologiques opérées tout au long du XVIIIe siècle au gré des remembrements fonciers, des changements de la maîtrise d'ouvrage, des exigences des investisseurs, des innovations techniques et des attentes des nouvelles classes sociales. C'est cette cristallisation typologique que met en lumière Jean-François Cabestan, à partir de deux sources d'archives aussi abondantes qu'inexploitées : les rapports d'expertise faits à l'occasion de certaines constructions nouvelles, et déposés auprès de l'instance publique de contrôle de l'époque.


Pour des raisons juridiques, en cas de litige ou d'interruption de chantier, investisseurs et maîtres d'ouvrage déposaient un jeu de plans de leur projet auprès de la Chambre des bâtiments. Les archives notariales, de leur côté, regorgent de marchés de travaux de cette époque, assortis de descriptifs détaillés, car on signait souvent devant notaire. C'est ainsi, en dépouillant des centaines de dossiers, en comparant des plans d'immeubles, de maisons, d'hôtels nobiliaires de toutes tailles et de toutes dates, que cet architecte a pu reconstituer tous les jalons d'une évolution qui aura mené des anciennes maisons à boutiques héritées du Moyen Âge aux modernes immeubles d'appartements. Et c'est en rapportant cette évolution aux contraintes imposées par les règlements comme aux possibilités offertes par les innovations techniques ou aux libertés prises par les modes architecturales qu'il a tenté d'en expliquer les mécanismes.


Au départ, la maison à boutique des quartiers centraux de Paris : parcelle étroite et profonde, deux à trois fenêtres en façade, une ou deux pièces par étage, mais un maximum d'étages, créant des locaux excédentaires que le maître des lieux pouvait louer à sa guise suivant ses disponibilités. Dans cette organisation verticale, si le rez-de-chaussée était réservé au propriétaire, un locataire pouvait occuper, au gré de ses besoins, des pièces séparées, sur deux, trois ou même quatre niveaux, et l'escalier était un organe de distribution à la fois public et privé.


En fin de parcours, un siècle plus tard, l'immeuble moderne et ses plateaux horizontaux : sur des parcelles agrandies par jumelage, remembrement ou lotissement, des structures offrant des surfaces de plain-pied suffisantes pour aménager des appartements formés de plusieurs pièces aux fonctions clairement identifiées, formant un ensemble continu et indépendant, « renfermé sous la même clef », sans plus de lien avec le rez-de-chaussée que l'escalier commun.


Entre les deux, toutes sortes d'hybrides étranges : des immeubles à un appartement par étage, mais dont toutes les cuisines sont au rez-de-chaussée ; des immeubles formés de duplex superposés ; des immeubles à deux escaliers et deux appartements par étage, mais qui communiquent entre eux par plusieurs portes de façon à pouvoir modifier la partition en toute facilité ; des pièces à la destination fluctuante (« antichambre servant de salle à manger », « chambre à coucher qui formera salon ») ; des intitulés tirés de la distribution nobiliaire (antichambre, cabinet, garde-robe) mais affectés à des pièces et à des distributions toutes nouvelles, etc. Dans cet inventaire, parmi tant de prototypes sans lendemain, figurent aussi des nouveautés appelées à durer comme l'escalier de service, la cuisine intérieure à l'appartement, les immeubles à grande cour ordonnancée, etc.


Si « conquête du plain-pied » il y eut (comme l'annonce le titre), puisque la bourgeoisie aura trouvé en fin de parcours les appartements complets, commodes et confortables où se développera l'intimité familiale, ce ne fut pas sur le mode d'une revendication explicite des usagers, mais sur celui du tâtonnement d'investisseurs, assez audacieux pour sentir les aspirations de nouvelles couches sociales et tenter des typologies inédites, assez prudents pour donner à leurs immeubles une flexibilité susceptible de leur permettre d'évoluer dans le temps. C'est ce qui fait l'intérêt de l'extraordinaire dossier documentaire rassemblé dans ce livre : on y sent constamment l'intelligence architecturale d'un contemporain au service d'un problème historique qui, malgré diverses recherches complémentaires (comme celle d'A. Pardailhé-Galabrun sur la « naissance de l'intime » vue à travers des sources exclusivement écrites), n'est pas tout à fait élucidé.



Jean-François Cabestan, La conquête du plain-pied. L'immeuble à Paris au XVIIIe siècle, Paris, éditions Picard, 2004, 312 p., 530 illustrations, 84 €

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