Mise au point
"À l'occasion de la commémoration
du cinquantenaire de la mort de Le Corbusier, une polémique s'est élevée
depuis plusieurs semaines concernant aussi bien les affiliations
idéologiques de l'architecte pendant l'Entre-deux-guerres et son
comportement sous Vichy, que son antisémitisme.
Dans ce contexte,
la Fondation Le Corbusier tient à rappeler que les principaux documents
écrits par Le Corbusier et mobilisés contre lui dans le procès qui lui
est fait aujourd’hui ont été soit publiés par ses soins, soit mis à la
disposition des chercheurs sans aucune entrave. Sur le fond, ce procès
n'est pas nouveau et des historiens français et étrangers ont déjà eu
l'occasion de s'exprimer à de nombreuses reprises sur les différents
chefs d'accusation portés contre l'architecte. Leurs conclusions sont en
général beaucoup plus nuancées que ce que suggèrent, sans aucune
analyse sérieuse, les titres fracassants et les propos simplificateurs
qu'on peut lire ici et là dans la presse.
La Fondation Le
Corbusier a été créée afin de contribuer à la conservation, à la
connaissance et à la diffusion de l'œuvre de Le Corbusier. Dans
l’exercice de ses missions elle fédère principalement des personnes qui
portent un jugement plutôt positif sur cette œuvre. Pour autant, elle ne
constitue pas une chapelle, encore moins une secte défendant une
quelconque orthodoxie. Elle considère que maintenir vivant l'héritage de
Le Corbusier ne conduit pas à sous-estimer ou à masquer certains traits
de caractère et certains comportements de l'architecte. Dans cet
esprit, elle ouvre largement ses archives. Elle ne dissimule pas des
documents ; elle ne cherche pas à masquer une vérité qui serait gênante Ã
ses yeux. Elle s'étonne toutefois de voir des citations sorties de leur
contexte érigées en preuves décisives, en totale contradiction avec les
règles les plus élémentaires de la recherche historique.
Non
contents de s’attaquer une nouvelle fois à la figure de l’homme, ces
procureurs en viennent à condamner sans appel l’ensemble de son œuvre
architecturale. On peut ne pas apprécier cette œuvre, mais il convient
d'en reconnaître la richesse, une richesse à la fois intellectuelle et
plastique qui la rend irréductible aux jeux de l'idéologie et du
pouvoir. À cet égard il est frappant de constater qu'alors que ces
attaques se multiplient, le grand public se presse afin de découvrir la
très belle exposition "Le Corbusier : Mesures de l'homme" présentée au
Centre Pompidou. Au cours de ces dernières années, la plupart des
grandes expositions consacrées à son œuvre architecturale et plastique
ont connu un succès comparable. On peut mentionner, par exemple : "Le
Corbusier : An Atlas of Modern Landscapes", présentée au Musée d'Art
Moderne de New York puis à Barcelone et Madrid, ou encore, "Le Corbusier
et la question du brutalisme" organisée, en 2013, à Marseille.
Faut-il
le rappeler ? De la France à l'Inde, du Japon à l’Argentine, des
dizaines de milliers de personnes vivent, travaillent, prient dans des
bâtiments construits par Le Corbusier et des milliers de visiteurs
fréquentent chaque année ceux qui sont ouverts au public. Tous
témoignent de l'émotion éprouvée au contact de créations architecturales
majeures où la virtuosité spatiale sait se mettre au service de
l'homme.
Pourquoi par ailleurs vouloir réduire à tout prix cette
Å“uvre, riche en courbes, en variations et en surprises, Ã la dictature
de l'angle droit et à la monotonie qu'engendre la répétition indéfinie.
Le "Poème de l'angle droit", pour reprendre l'une des expressions les
plus célèbres de Le Corbusier, n'est pas la dictature de l'angle droit
et l’ouvrage lithographique éponyme abonde de références à la nature et Ã
ses sinuosités, aux courbes du corps humain, à la générosité du monde
de matières et de symboles dont se nourrit le travail de projet…
Au-delÃ
de ce nouveau procès intenté à Le Corbusier, à sa personne et à son
œuvre, c’est bien la modernité architecturale toute entière qui est mise
en cause et condamnée sans appel, une modernité présentée sous les
espèces contradictoires d'une erreur appartenant au passé et d'un risque
qui ressurgirait périodiquement au présent. Pourquoi la modernité
fait-elle encore si peur aujourd'hui, alors qu'elle ne règne plus sur
nos centres villes et nos banlieues ? De quels fantasmes est-elle encore
chargée pour que ces procureurs auto-proclamés en craignent un éventuel
retour ? Sans doute est-ce l'optimisme qui l'animait qui paraît
aujourd'hui scandaleux, tétanisés que nous sommes par la menace d'un
avenir au mieux en demi-teinte, au pire catastrophique. Faut-il
s'interdire d'espérer ? Le crime impardonnable de l'œuvre de Le
Corbusier – mais ne serait-ce pas au fond celui de l'architecture dans
son ensemble – résiderait alors dans le fait qu'elle continue à incarner
la possibilité de rêver d'un monde différent, et qui sait, meilleur."
ANTOINE PICON
Président de la Fondation Le Corbusier
* François Chaslin, Un Corbusier, Éd.
Seuil, 528 p., coll. Fiction et Cie, 24 €.
Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Éd.
Albin Michel, 288p., 19 €