Cent trente-cinq logements sociaux conçus par SANAA avenue du Maréchal Fayolle (Paris XVI) |
Si nos quatre épisodes précédents (d'a n° 195-198) mettaient en évidence une comédie humaine à l'œuvre dans la ville de Balzac, ils ont également esquissé la complexité de ses dynamiques et de ses invariants. Logements sociaux ou temples des industries du luxe sont tout autant victimes des combats associatifs de protection du patrimoine et de défense des beaux quartiers. Pas moins de quatre Pritzker Prize voient en effet aujourd'hui leurs projets parisiens bloqués et taxés « d'immondices inhabitables » ! |
En filant la métaphore, on aurait pu voir dans le Parc des Princes un hommage à l'audacieuse architecture du stade de Roger Taillibert inauguré en 1972. Mais ce n'aurait été que pur anachronisme. En réalité, le lieu-dit du Parc des Princes et l'Association pour la protection de son quartier (www.asso-bb.net/quartierdesprinces) – créée en 1871 pour « assurer la sauvegarde des caractéristiques d'un lotissement de 50 hectares » –, relèvent d'un sport de combat politique ! Car depuis le Second Empire, c'est bien de « princes » et de chasse gardée dont il s'agit. Diamétralement opposé au populaire bois de Vincennes, le bois de Boulogne s'avère d'ailleurs bien mieux doté. Qu'on pense à Bagatelle et aux serres d'Auteuil, au Cercle du bois de Boulogne et au Pré Catelan, au Polo de Paris ou aux hippodromes d'Auteuil et de Longchamp : aucuns « bâtards à casquette », hormis les jockeys !
Pourtant, tous ces lieux sont aujourd'hui des foyers de luttes symboliques intenses. Entérinées par le conseil municipal de Paris en 2006, une « convention d'occupation domaniale » a été accordée au groupe Lagardère pour le Racing Club, tandis que la concession du Jardin d'Acclimatation a été attribuée sans heurts au groupe LVMH (Cf. le compte rendu PDF sur <paris.fr> des séances du conseil municipal des 11, 12 et 13 décembre 2006). Espace vert et luxe, défense et protection, bonne foi et mauvaise foi, modificatifs dérogatoires du PLU et conflits d'intérêts particuliers, réglementations et astuce juridique, sports et coups bas : la tension est vive et le fair-play laissé sur la ligne de touche.
Le dieu des stades
Avec, pour l'un, un physique de rugbyman fatigué et, pour l'autre, la silhouette d'un tennisman déclassé, Rudy Ricciotti et Marc Mimram auront bien regretté d'avoir fait parler d'eux auprès des associations du XVIe arrondissement ! Faute en est évidemment à leurs projets respectifs pour le stade Jean-Bouin et l'extension de Roland-Garros. Essais et avantages services sont de bon aloi. Car tous les coups sont permis. Les architectes lauréats y vont de leur bonne foi subjective, tandis que Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo (première adjointe, en charge de l'urbanisme) y vont prétendument de l'intérêt général et de leur sincérité politique. Quant aux associations, elles défendent leurs intérêts particuliers et leur bon droit. Visiblement à juste titre, compte tenu de leur fréquents succès en justice. La méthode ? Des recours déposés devant les tribunaux par des justiciables suffisamment armés pour être efficaces. Il faut dire que, jeunes avocats d'affaires ou magistrats retraités, les juristes sont dans la place depuis longtemps. C'est le calme, l'entregent, le standing, la valeur et les privilèges de leurs beaux quartiers sensibles qu'ils entendent préserver !
Le seul gros projet à s'en être tiré pour le moment est celui du redoutable fonds d'investissement Colony Capital. Le spécialiste de l'immobilier, également investisseur de l'opération du stade Jean-Bouin, a obtenu un bail emphytéotique de cinquante-quatre ans pour la piscine Molitor avec un projet d'hôtel quatre étoiles et un centre de soins gérés par le groupe Accor. Ailleurs, les équipements sportifs ont le tord d'empiéter sur les espaces verts dévolus aux petits chiens de race, aux belles du bois de Boulogne et aux joggeurs consultants. Et, surtout, ils « bétonisent ». L'argument de la préservation de la nature est donc d'autant mieux invoqué que, rapportent les Pinçon-Charlot, « le label de la défense des paysages urbains et de l'environnement a beau jeu de légitimer une lutte qui vise en réalité la dimension sociale du projet ».
Dans les beaux quartiers, c'est d'ailleurs une caractéristique objective qu'ils partagent avec des logements dits « sociaux » – immeubles d'architectes réputés qui, pourtant, sont très rarement consentis à des populations de couleur ou à très bas revenus – et ce, bien que la « mode » des appartements consentis à des hauts fonctionnaires et des fils d'élus se soit tarie. Or, à l'issue d'une enquête fouillée de Libération, Tonino Serafini rapporte que les riverains et élus jurent, la main sur le cœur, qu'ils n'ont « rien contre les logements sociaux ». Ni leurs bénéficiaires. Alors où est le problème ? On viendrait presque à douter de la violence symbolique à l'œuvre. En écho au magnifique film Les Femmes du 6e étage actuellement sur les écrans, les Pinçon-Charlot résument : « On veut bien traiter courtoisement le personnel, mais pas vivre à ses côtés. »
Extension du domaine de la lutte
Jean-Yves Mano, adjoint (PS) au maire de Paris en charge du logement et élu du XVIe arrondissement, confirme : « Tous les stéréotypes sont à l'œuvre. Les gens pensent que les HLM vont faire baisser la valeur de leurs appartements, que des familles à problèmes vont venir perturber leur quiétude… Mais ils n'osent pas le dire comme ça. Alors ils font de la procédure. » Il faut aussi préciser que les « gens très bien » de la « bonne société » et des « beaux quartiers » bénéficient d'autant plus d'un sentiment d'impunité qu'ils se sentent justement totalement cautionnés par leur maire. Sur son blog ou ailleurs, les déclarations de Claude Goasguen (UMP), pourtant élu municipal, sont représentatives de la conception originale que l'on peut se faire de l'intérêt général, du bien commun et de l'espace public : « le logement social dénature le XVIe ».
Il convient cependant de rappeler certains chiffres et certains faits. De la Mairie de Paris d'abord, de l'Insee ensuite. Pour se conformer au quota légal des 20 % de logements sociaux de la loi SRU, l'équipe de Bertrand Delanoë a lancé quatre projets, totalisant 407 appartements situés portes d'Auteuil et Dauphine, à la Muette et à Exelmans. Tous ont été stoppés par leur voisinage, soutenu publiquement par le député Bernard Debré (UMP), n'hésitant pas à qualifier l'opération de Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa (SANAA) d'« immondice inhabitable ». Avec le même tact et la même nuance, Claude Goasguen rejette en bloc ce projet dans les colonnes du Figaro, pour la raison qu'il se trouve « à proximité immédiate de l'ambassade de Russie, avec qui cela va poser des problèmes de sécurité évidents » ! Et l'un de ses porte-parole d'ajouter qu'il considère choquant de voir « des barres de HLM dans un vaste espace vert » et donc, à ce titre, susceptible de « dénaturer le quartier » : « Nous ne contestons pas la nécessité de nous conformer à la loi, admet-on à la Mairie, mais pas à n'importe quel prix. » Alors où en sommes-nous ? Au moment où le Parti socialiste s'apprête à faire du logement un thème majeur de campagne pour la présidentielle, Mr. Delanoë accepte le départ des plus pauvres en consolidant plutôt la présence des classes moyennes dans un parc locatif intermédiaire sous la bannière privée des « zinzins » – les investisseurs institutionnels. En février dernier, Jean-Marie Le Guen, député (PS) du XIIIe et candidat potentiel à la Mairie de Paris en 2014, suggérait quant à lui de densifier le XVIe, actuellement à 19 000 habitants/km2, alors que le XIe en compte le double (41 000 habitants). Trois autres chiffres en complètent l'idée : le XVIe compte à peine 2,5 % de HLM, contre plus de 30 % dans le XIXe ou le XIIIe.
Déclassement de première classe
Autrement dit, au-delà des phénomènes de gentrification (embourgeoisement), et notamment de « boboïsation » des anciens quartiers populaires, se cache en vérité une lutte des classes où le déclassement constaté des uns impliquerait désormais le surclassement obligé des autres ! Et Anne Hidalgo ne cesse de s'insurger : « La droite parisienne est systématiquement contre les HLM, et les recours proviennent toujours des VIe, XVIe, VIIe, XVe. » Le combat associatif est donc devenu une norme : « Le plan local d'urbanisme (PLU) de Paris est tellement complexe qu'on peut toujours trouver, dans un permis de construire, un petit détail, une faille pouvant motiver son annulation. Il suffit d'avoir les moyens de se payer d'excellents avocats », souligne un haut fonctionnaire municipal. Ce n'est pourtant pas faute, de la part de la Mairie de Paris, d'avoir voulu offrir aux beaux quartiers des signatures d'architectes renommés. Dans son enquête intitulée « HLM : la villa Montmorency entre en résistance » (Le Monde des 2, 3 octobre 2008), Pascale Krémer avait déjà évoqué l'émoi causé par l'opération composite signée par Anne Demians, Finn Geipel, Rudy Ricciotti et Francis Soler (cf. d'a n°198) ! Daniel Meszaros, du cabinet d'architectes Projectile, confirme : « Les riverains ont attaqué de toutes parts. Pour freiner, pour ensabler, faire capoter » leur projet de 31 appartements rue Nicolo (XVIe), dont un tiers de studios et un tiers de trois pièces. Mais il en va de même pour les logements des architectes Aldric Beckmann et Françoise N'Thépé sur les terres de Rachida Dati où sévit l'inflation procédurière.
Il ne faut pourtant pas oublier deux Prix Pritzker : Christian de Portzamparc, pour une opération de 64 logements mixtes rue Varize (XVIe), et SANAA, pour 135 logements sociaux pour l'Opac de Paris, avenue du Maréchal-Fayolle (XVIe). « Ce projet n'a pas de futur. Nous voulons que le terrain sur lequel on souhaite construire les immeubles demeure un espace vert […]. Les gens qui habitent le quartier ont payé au prix fort leurs appartements pour bénéficier d'un cadre de vie agréable », déclare au quotidien Libération Éric Lefranc, président de l'association Quartier Dauphine Environnement (<quartierdauphine.fr>). Lui se targue d'avoir déjà « dépensé 25 000 euro en frais de procédure ». Et de conclure, sans appel : « Tous les projets de logements sociaux sont bloqués dans le XVIe ? Ce n'est pas notre affaire » !
Des Pritzker hors de prix ?
Sacrées jurisprudences ! Sur un plan plus historique et culturel, on pourrait aussi s'interroger sur la signification de ces procès et scandales exacerbés : fin de la « starchitecture » ? bienfait démocratique du débat contradictoire ? époque d'un écartèlement social entre les élites et les citoyens normaux ? Au-delà du recours calculé à des « signatures » prestigieuses par leurs commanditaires, c'est à un peu tout cela que ferait penser l'enlisement parisien de quatre Pritzker Prize différents.
En faisant appel à ces noms, la privatisation de la culture et la monétarisation du patrimoine se dévoilent avec évidence. Dans la polémique suscitée par le projet pour l'hôtel de la Marine, Jean Nouvel se trouve désormais face à Valéry Giscard d'Estaing, l'un des premiers signataires de la pétition d'Olivier de Rohan (Cf. d'a n° 195). Christian de Portzamparc, pourtant auteur de la tour LVMH à Manhattan, voit son immeuble d'habitations suspendu « pour des raisons techniques de divisions parcellaires » par des associations de quartier. Frank Gehry, connu pour ses opérations désintéressées pour Guggenheim ou Novartis, avait vu sa Fondation Vuitton bloquée par la Coordination du bois de Boulogne pour une dérisoire voie de desserte. Un amendement de quatre lignes faisant d'elle une action d'utilité publique a, en moins de trois minutes, été défendue dans la nuit du 15 février par les députés : le chantier reprendra donc. Venant déjà de perdre la guerre de Roland-Garros, François Douady, président de la Coordination du bois de Boulogne, ne décolère pas : « Si je vous annonce de prochaines Fondations Bouygues ou Hermès, vous me croirez ? Car pourquoi leur refuser ce qu'on accorde à LVMH ? Le bois de Boulogne n'est pas une friche foncière à la disposition de Mr. Delanoë et ses amis ! » Quant à SANAA, déjà passablement englués dans leur HLM du XVIe, ils écopent d'une deuxième peine. Jouxtant le siège Louis-Vuitton, les 67 000 mètres carrés de leur projet pour Bernard Arnault à la Samaritaine, composé d'un hôtel de très grand luxe, de bureaux, de commerces (90 %) et de logements sociaux consentis à la Mairie de Paris (10 %), se voient paralysés par trois associations.
Dans leurs ouvrages, les Pinçon-Charlot exposent depuis longtemps ces tensions spatiales. Pris entre le marteau et l'enclume, les riches n'entendent donc habiter ni auprès des pauvres ni auprès de multinationales et de boutiques de luxe qui les priveraient trop de leur art de vivre conservateur basé sur la protection de leurs patrimoines et sa transmission. Aussi, autour du célèbre « Triangle d'or » centré sur le Fouquet's, s'ajoute un triangle des Bermudes bien plus vaste. Alors que, le 18 février dernier, les squatteurs du collectif Jeudi noir étaient délogés d'un immeuble avenue Matignon appartenant à Axa, la mixité sociale et les lois de la République continuent d'être contournées ou dévoyées dans un grand tiers Ouest. Auteuil-Neuilly-Passy, tel est « notre » ghetto ? Non, merci ! Fin.
> À lire :
Marc Augé, Journal d'un SDF, Seuil, 2011.
Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot, Quinze Promenades sociologiques, Payot, 2009 ; Dans les beaux quartiers (1989), Seuil, 2001.
Tonino Serafini, « Paris : HLM en friche dans le ghetto des riches », mai 2010, consultable sur <liberation.fr>.
Relances
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