Jeux de reflets et sérigraphies des verres contribuent à la « dématérialisation sélective » voulue par Jean Nouvel. |
Pourquoi ce musée ? L’inauguration et l’ouverture du
musée du quai Branly à Paris n’ont pu se faire sans susciter parmi le
public et les différents spécialistes des arts premiers et des
civilisations anciennes de nombreuses questions de nature plus ou moins
polémique. Une telle entre-prise, qui se donnait comme objectif de
réunir les collections du musée de l’Homme et celles du musée des Arts
africains et océaniens, c’est-à -dire de rassembler la science et
l’esthétique dans une même muséographie, n’allait nullement de soi. |
Pour les Occidentaux,
les anciennement dits « feitiço », fétiches, ont désormais rang de
sculptures d’art et sont donc goûtés par le public et recherchés par les
collectionneurs à ce titre. Pour les peuples auxquels ils ont été
ravis, ces objets signifient la réalité d’une existence culturelle
authentique que le colonia-lisme leur avait déniée, source donc d’une
reconnaissance internationale. L’ancienne hiérarchie oppressante entre
les civilisations ayant cessé de faire loi, la vision seulement
scientifique des civilisations extra-occidentales se devait d’être
remise en cause, afin de dégager définitivement les cultures des peuples
de la terre de tout ethnocentrisme dominateur, même résiduel. L’actuel
redressement politique et culturel de ces peuples, la prise de
conscience par les populations de leur histoire, ont pour conséquence de
devoir donner à leurs productions passées une valeur et un statut
nouveaux. La prise en compte de ce contexte nécessitait, pour les
promoteurs du projet, l’invention d’une nouvelle muséographie, d’une
autre relation à l’œuvre de ces peuples.
Un tel contexte,
Jean-Pierre Mohen et Yves Le Fur, membres de la direction du musée, le
caractérisent ainsi : « la disparition de plus en plus marquée de
l’occidentalo-centrisme, l’atténuation progressive d’un clivage marqué
entre anthropologie et histoire de l’art, et un changement de
perspectives issu, entre autres, d’un éloignement dans le temps de la
période coloniale1 ». C’est donc à partir d’une rupture du sujet
occidental dans sa relation à son autre, autrefois dominé, que se
présentait l’enjeu d’un nouveau regard sur des objets-œuvres. Dans ce
cadre, les collections devaient perdre leur valeur d’objets utilitaires
et rituels illustrant l’histoire de populations particulières,
culturellement et techniquement plus ou moins archaïques, pour devenir
l’expression d’un patrimoine esthétique actuel de nature universelle et
retrouver ainsi leur juste valeur. Comme le dira Jacques Chirac dans son
discours d’inauguration du musée, il fallait : « rendre justice aux
cultures extra-européennes, il s’agissait de reconnaître la place
qu’occupent leurs expressions artistiques dans notre héritage
culturel ». Le nouveau musée se devait de montrer l’unité de la
condition humaine à travers la variabilité des créations qui en
ressortent, de faire un travail de restitution. Est-ce bien le cas ?
Pourquoi une vision esthétique du lieu et des collections ?
Dès
que le regard cesse d’être analytique, historiographique,
ethnographique, la plupart des objets issus des cultures
non-occidentales, anciennes, nous frappent par leur valeur expressive,
voire par la beauté de leurs formes, par la richesse de leurs ornements,
par l’agencement de leurs matériaux, par leur dimension fortement
symbolique, par leur étrangeté ou encore par la puissance de ce qu’ils
suggèrent et suscitent au-delà de toute compréhension. Comme s’ils nous
devenaient compréhensibles, malgré tout, dans leur incompréhensibilité.
Ou bien parce qu’il existerait une compréhension mimétique, empathique, Ã
l’insu du discours et des langues, potentiellement source
d’universalité, immanente au corps même.
L’art, selon les normes de
l’esthétique occidentale classique, se donne à voir et à éprouver, Ã
recevoir au-delà de toute compréhension objective, intellectuelle, de
son sens par le sujet humain. Il n’en est pas pour autant inaccessible Ã
l’interprétation, mais l’idée et l’idéal y sont donnés de façon
sensible. Si cela est vrai de nos Å“uvres, il se peut que cela soit vrai
de toute œuvre humaine mobilisant la dimension émotionnelle, sensible,
ainsi que l’imagination et des formes symboliques, quels que soient
l’origine de sa réalisation, peuple, époque, lieu, fonction. Par
définition, l’œuvre d’art ne possède de puissance propre que si elle se
détache du contexte de sa réalisation et accède à une dimension
universelle de la sensibilité par le biais d’éléments symboliques. C’est
ce que nous croyons, nous les Occidentaux. On peut soutenir qu’au-delÃ
de la différence des cultures, de leur incroyable diversité, de leur
incommensurabilité, il n’y a qu’une seule humanité et que cette unité
peut se manifester dans notre réceptivité émotionnelle, indépendamment
des systèmes de codes et de la valeur que l’on attribue au sein d’une
culture à ce qui est représenté. L’ethnologue verra là une aberration,
le critique d’art une position datée, antérieure à la crise de l’art et
de la représentation, non-historique.
En ce sens, dès qu’un
objet du travail humain présente une valeur émotionnelle, affective, et
vient saisir quelque imaginaire, il doit être accessible à un être
humain qui laisse ouverte la voie de sa sensibilité. Il n’y a pas de
signe expressif, d’origine humaine, ancré dans le corps, disposant
figure et figures, qui nous soit absolument inaccessible. Il faut
seulement s’y confronter, accepter d’être saisi par lui. Le pari du quai
Branly, c’est que les objets qui y sont présentés sont des œuvres d’art
et relèvent donc de ce type de phénomènes. Cette conception a trouvé
son relais chez Jean Nouvel qui a voulu l’illustrer et la mettre en
œuvre à sa façon dans son dispositif architectural. C’est là la clef de
l’ensemble. On y découvrira quelques paradoxes. Il faudra admettre, pour
qu’elle soit vraie, que les civilisations anciennement dites des « arts
premiers » ne nous sont compréhensibles que par le biais de l’art,
parce qu’elles sont justement des civilisations du sensible, des
civilisations de l’art et du sacré, mais pas du discours et de la
science. Réintroduire donc une ancienne opposition que l’on voudrait
pourtant voir caduque par souci de réunir les civilisations sans les
hiérarchiser. Il s’agit d’un art antérieur à la coupure entre l’art et
le culte, à l’opposition du représenté et de la représentation. C’est
bien cela qui le rend universel, l’existence d’une telle antériorité.
Dans ces cultures, la production artistique ne se détache pas du rituel,
la figuration convoque la chose présentée et n’a donc pas besoin d’être
exacte. Il n’y a pas d’image, il n’y a que des puissances figurantes.
Ou encore, l’ornement existe comme un cosmos, il ne se décline pas comme
tel, si ce n’est dans l’art de l’islam et aussi du bouddhisme. Mais
ceux-là n’ont donc rien de premier, ils sont postérieurs. L’art
occidental, quant à lui, depuis la Grèce antique détache la chose de ce
qui est représenté, puis la représentation du représenté. Il est un art
de l’image parce que celle-ci, dans l’art occidental, se retourne sur sa
propre substance d’image et s’interroge sur sa véracité. Pour
contredire Jean Nouvel, il faut dire que les arts premiers ne comportent
pas d’images, ils sont des codes figuratifs qui ne figurent pas, ils
sont abstraits et reliés aux affects du corps, aux puissances. Ils font
advenir à l’imaginaire ce qui n’est pas encore le détachement d’une
image. Ils symbolisent sans donner lieu à ce que se détache d’eux un
univers d’images, ils ne sont pas des icônes. C’est pourquoi ce musée
est un oxymore, il réunit en lui les contraires qu’il prétend justement
défaire et supprimer.
Pourquoi une architecture si abstraite et mimétique à la fois ?
On
sait chez Jean Nouvel les sources de son inspiration. Elles sont à la
fois curieusement conceptuelles et sensorielles, concrètes et
d’illusion. Il s’agit pour lui de chercher en architecture la
dématérialisation, d’accéder à une esthétique de la virtualité, d’une
délocalisation de la limite, d’une démultiplication des images, une
sorte d’art que l’on pourra dire baroque. Un jeu de reflets doit défaire
les lois du volume, de l’espace, de la forme construite pour donner
lieu à de nouvelles perceptions. L’architecture est ici une production
d’images. Il faut altérer le principe moderne de continuité spatiale,
créer des espèces d’espaces. On est à l’inverse de l’argumentation
bergsonienne qui oppose la continuité vécue de l’espace-mouvement à la
discontinuité de l’espace mathématisé. Cette architecture tient du
paradoxe. Ainsi déclare-t-il : « En se libérant illusoirement des
éléments structurant l’espace, on libère sa perception2. » La fiction
est libération dans une illusoire liberté, opérant dans le virtuel. Il
écrit encore : « Une architecture est virtuelle si tout est dans le
concept, et absent dans la réalité. Alors, ce qui intéresse les
architectes, c’est la mise en scène d’effets, quand le virtuel devient
tangible, quand, à travers l’image, derrière le miroir, l’acte se
réalise, s’affirme et fait sens dans le réel3. » Or,
curieusement, lorsque Jean Nouvel conçoit le bâtiment du quai Branly, il
s’agit pour lui de faire converger le mouvement de la dématérialisation
avec celui d’une « expression de signes4 ». Il faut que les
structures du bâtiment s’effacent « devant les objets sacrés pour
autoriser la communion », comme si l’architecture avait pouvoir de
restaurer l’aura perdue des sculptures totémiques, de resacraliser notre
expérience en faisant parler les choses, les signes d’un monde
infranaturel. Il ne s’agirait plus alors d’une restitution, mais d’une
restauration confuse des mystères de la sacralité. C’est alors une
dimension suprasensorielle, sur-signifiante, secrète, qui doit advenir
par les moyens d’une destructuration du bâtiment, en créant fluidité et
faux-semblant par une surimpression des surfaces, des objets, des lieux
et par accentuation du jeu de la transparence et de l’obscurité. Le
bâtiment du musée est ainsi à lui-même sa propre imitation, célébrant
quelque nature orgiaque, il s’immisce non sans génie dans sa propre
construction pour y déployer le théâtre de ses images. La plus extrême
modernité ne se retournerait-elle pas ici contre le modernisme, croyant
pouvoir retourner à une plus grande authenticité, celle des signes
universels des choses de l’origine ? Tout le musée paraît conçu en ce
sens. Jean Nouvel n’entendrait-il plus l’ethnologue qui lui glissait Ã
l’oreille qu’il n’y a nulle origine, que toutes les civilisations, y
compris celles qui ont pu nous paraître les plus archaïques, sont les
héritières de milliers d’années d’humanisation et que les statues sont
des artefacts imprégnés de pratiques sociales ? Et si certaines d’entre
elles ont pu rencontrer la dimension de l’occulte – la semi-obscurité
des sanctuaires s’y prêtait –, de l’occulte on ne saurait se faire le
témoin, à moins d’y déceler le rire du dieu devant la fatuité souvent
insensée des conduites humaines.
Emmanuel Brassat
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