La qualité du construit (1)

Rédigé par Armelle LAVALOU
Publié le 24/03/2005

Cinémathèque Française © Thierry Ardouin/Emoc, 2004

Article paru dans d'A n°144

Notre société n'a jamais tant parlé de qualité, ni distribué plus de labels s'en réclamant. Cet empressement apparaît presque suspect quand on constate, à tous niveaux, l'avènement du vite fait, de l'économique… Le dossier que d'A a consacré aux budgets de construction (n° 139, août/septembre 2004) a mis en évidence l'étroitesse des moyens dévolus à l'architecture quotidienne. Les architectes dénoncent parallèlement les difficultés qu'ils rencontrent pour obtenir une exécution correcte des ouvrages qu'ils ont projetés. La qualité du construit ferait-elle donc problème plus aujourd'hui qu'hier ? Qu'est-ce d'abord que la qualité dont on parle ? L'avocat pense sinistralité ; l'industriel, performances ; le maître d'ouvrage, pérennité et gestion ; l'entrepreneur, règles de l'art et assurances… L'architecte s'attache à l'expression de la matérialité du bâtiment, à la netteté et à la cohérence de sa mise en Å“uvre, aux finitions… C'est autour de ce dernier point de vue – le bien construit et ses entraves – que nous avons voulu enquêter. Devant l'ampleur du sujet, nous scindons cette enquête en deux, dans les éditions de mars et d'avril. Dans un premier volet, nous nous arrêtons aux mutations du marché de la construction et à ses conséquences sur la qualité des ouvrages. Le second volet se placera davantage du point de vue de l'organisation de la profession d'architecte et du chantier.

En 1982, Jean Prouvé donnait un constat assez déprimant de l'organisation de la profession face à la réalisation et au chantier. On reconnaît dans ce point de vue l'entrepreneur qu'était aussi Jean Prouvé. Cette volée de bois vert désigne clairement la césure entre conception et exécution comme responsable du médiocre niveau de qualité du construit.
" C'est un des grands maux des agences d'architectes : ils ne sont pas maîtres de la situation. Ils ne savent pas qui exécutera. S'il souscrit aux principes déontologiques de l'Ordre, l'architecte ne devrait pas se commettre avec l'entrepreneur ! Et moi, je demande : " Et avec qui il construira ? " On a lancé dans les jambes de l'architecte le bureau d'études techniques, cela aux environs de 1950, je crois. Alors, qui a raison finalement ? Eh bien, c'est évidemment l'entrepreneur. Lui a une économie de profits et de pertes, il subit les fluctuations économiques plus que quiconque. L'architecte a donc fait un projet, il a lancé son idée, mais elle ne va pas à l'entreprise, non, elle est filtrée par le bureau d'études techniques. Ce bureau commence par mal juger le précédent parce que les hommes sont ainsi faits que le travail de l'autre est toujours idiot et que le travail que l'on fait soi toujours le meilleur – j'ai pourtant toujours vu que le bon travail s'effectue dans l'harmonie et non pas dans l'hostilité. Cela devient plus grave encore quand les documents sont transmis à l'entreprise. Ni l'architecte ni l'ingénieur ne parlent le langage de celui qui exécutera. L'entrepreneur a serré son prix pour avoir l'affaire : comment voulez-vous qu'il s'en tire s'il ne leur impose pas sa façon de faire ? L'entreprise a ses techniques, a ses hommes qui savent faire certaines choses et pas d'autres, qui savent couler le béton d'une certaine façon, qui ont des coffrages de leur invention… Ils ne vont pas réformer tout ça. Alors l'architecte cède devant le bureau d'études qui cède devant l'entreprise. Avouez que c'est plutôt aberrant ! Le résultat : une architecture dont le détail est souvent mauvais, une architecture qui ne révèle pas sa contexture, de laquelle n'émane pas cette sensibilité qu'ont les vieilles choses construites avec des techniques merveilleuses. Je l'ai constaté en le pratiquant, je ne faisais que le soupçonner auparavant. " (1)


L'évolution du marché de la construction et le rôle des entreprises sur la qualité du construit

Le monde du bâtiment n'est pas une industrie comme les autres. Il doit toujours composer avec un projet et un site particuliers, ainsi qu'avec des intervenants aux intérêts souvent contradictoires. Il reste que le paysage de l'industrie française de la construction a fortement évolué dans les dernières décennies. Nous nous arrêtons ici aux mutations les plus significatives dans le tissu des entreprises qui ont un impact direct sur le niveau de qualité du construit.


Vers une déqualification des entreprises

À l'inverse des pays anglo-saxons où perdure une ingénierie de conception forte, les entreprises françaises sont traditionnellement porteuses d'ingénierie, ingénierie dite " de production ". Les architectes français sont peu préparés à s'intéresser aux questions techniques. Et ce n'est sans doute pas par hasard si, à l'inverse de ce qui se passe dans la plupart des pays voisins, ce sont les entreprises qui établissent les plans d'exécution des ouvrages.
Philippe Alluin, architecte, et auteur d'un ouvrage sur les ingénieries de conception et de production (Éditions PUCA, 1999), revient sur ce qui a précédé les dernières évolutions de l'industrie de la construction : " Après guerre, au début des trente glorieuses, il faut construire beaucoup et vite ; la France n'est pas prête. Son système de maîtrise d'ouvrage est très centralisé, les gens sont peu formés à gérer une multitude de corps d'état et de marchés. La dévolution des travaux en entreprise générale s'organise alors autour de l'entrepreneur de gros Å“uvre qui pilote l'ensemble des corps d'état. C'est la prédominance d'une ingénierie simple, articulée autour des " métiers de maçons ". La main d'Å“uvre représente encore une part importante dans la valeur ajoutée, et le volume du chiffre d'affaires permet aux entreprises générales d'apporter un supplément d'ingénierie pour organiser les corps d'état. Face à la déqualification technique de certains architectes et à la paresse de certains maîtres d'ouvrage, les entreprises générales sont apparues comme une réponse simple à un problème complexe. Mais aujourd'hui, nombre d'entreprises privilégient la gestion financière au détriment des tâches techniques de coordination et de synthèse. C'est ainsi que l'on assiste à une véritable déqualification technique des entreprises générales. "


De l'empire des produits dans le bâtiment à la perte des savoirs techniques

La part des produits et composants devient aujourd'hui gigantesque dans tous les corps d'état, parallèlement à une diminution vertigineuse de la part consacrée à la mise en œuvre. Ainsi, si dans les années 1950-1960, ce sont encore les maçons qui montent les cloisons, aujourd'hui, on utilise des plaques que des monteurs vissent en un tour de main.
Toute la matière grise de l'ingénierie d'entreprise est remontée en amont vers les industriels qui financent des laboratoires de recherche et des bureaux d'étude de conception. C'est tel fournisseur de zinc qu'interroge l'architecte pour la mise en œuvre de sa toiture, et qui lui transmet plans, coupes, détails de chéneaux, descentes des eaux pluviales… Cette ingénierie passée chez les industriels devient leur force de développement et d'innovation.
En conséquence, les entreprises s'appuient de plus en plus sur les industriels fournisseurs de produits ; ainsi, un entrepreneur d'électricité s'adresse-t-il aujourd'hui à son fournisseur pour les calculs des armoires électriques, l'optimisation des systèmes et des matériels, etc.  Philippe Alluin commente : " Une entreprise de menuiseries extérieures PVC est le plus souvent adossée à un industriel qui fabrique des profilés au kilomètre : la production est assurée en atelier par des machines pilotées par des logiciels, l'ensemble étant mis en place par l'industriel ; le processus de fabrication est totalement automatisé. La fenêtre est transportée jusqu'au chantier où sa mise en place est assurée par des poseurs qui sont le plus souvent extérieurs à l'entreprise, car l'entreprise ne peut plus avoir une cohorte de gens pour poser un jour 500 fenêtres, et le mois suivant 10 fenêtres. Dans certains corps d'état, la notion classique d'entreprise de bâtiment disparaît : l'entreprise devient le relais direct de l'industriel. "


Pour certains corps d'état, l'entreprise devient le relais direct de l'industriel.

L'évolution des techniques a ainsi modifié la structure des entreprises qui ont de plus en plus de mal à s'adapter et à cerner leurs propres qualifications. Si l'économie générale d'une entreprise de peinture s'établit encore autour de 80 % de gestion de main d'œuvre, c'est sans doute seulement 20 % pour une entreprise de menuiserie. Les marges trop faibles ne permettent pas de prendre des risques.
La perte des savoirs techniques conduit les entreprises à reproduire, à adapter leurs cultures techniques à chaque projet. L'adéquation est plus ou moins réussie.


Une rentabilité moindre

Le facteur temps devient essentiel dans la rentabilité des opérations. Une difficulté générique pour les entreprises est que construire un bâtiment prend du temps. Elles ne sont plus en mesure d'assurer une rotation suffisamment rapide des capitaux qui soit comparable à ce qu'il est possible de réaliser avec le commerce, la Bourse, la production d'information. Les marges bénéficiaires qui étaient celles des Trente Glorieuses rétrécissent comme peau de chagrin. Philippe Alluin : " Bouygues a compris cela avant tout le monde. Les grands groupes, les majors diversifient, s'engagent dans la gestion des bâtiments, dans l'aménagement urbain, dans la gestion de l'eau. Le corollaire est que les jeunes ingénieurs polytechniciens ou centraliens délaissent le secteur pour aller vers le commerce, le business. Le désengagement est général. Quand les majors du bâtiment sont encore là, leur premier problème est de maintenir une marge. Comment maintenir des marges quand une grande partie de l'ingénierie est en amont et le poids de la main d'Å“uvre en diminution constante ? Où sont les savoirs pour augmenter ces marges ?  Ils sont dans le business, le commerce, la gestion, pas dans la technique. La technique d'un bâtiment classique n'entre plus dans un système de savoir qui permette de dégager des marges. Tous les cadres, responsables, dirigeants sur les chantiers sont des gestionnaires et non plus des techniciens, il leur faut optimiser la gestion du chantier, trouver le sous-traitant le moins cher, discuter avec les banquiers, gérer de façon optimale la main d'Å“uvre. Le problème n'est plus de savoir où passe le tuyau, s'il faut faire une soudure ou un meulage... Presque tous les corps d'état sont sous-traités, dans le gros Å“uvre, les aciers, les coffrages des planchers, le coulage des dalles, la préfabrication des poutres, des poteaux… À certains moments, il n'y a pas un seul ouvrier de l'entreprise générale sur le chantier. Je suis même sûr que les plans de béton armé sont sous-traités. Le directeur de travaux ne saura plus faire un croquis pour savoir comment passe la ventilation au travers de la cloison, comment la menuiserie s'accroche sur l'allège. Sa responsabilité est de gérer la masse financière pour dégager à la fin 3, 2, voire seulement 1,5 % de marge. "
Personne ne saurait dire quelles sont les marges exactes pour une opération donnée. Si elles ont pu être négatives à la fin des années 1990, la publication des résultats des entreprises permet néanmoins de les estimer à 2 ou 3 % ces dernières années, selon Vincent Cousin, un ingénieur issu du monde de l'entreprise : " Ce n'est pas énorme quand on les analyse au regard des chiffres d'affaires, mais reste confortable quand on les met en rapport avec les capitaux propres des entreprises "


Les méfaits du marché au forfait

La notion de forfait a remplacé l'établissement des prix sur quantitatifs et prix unitaires. Particulière à la France, cette notion tend à se développer partout. Les prix s'établissent à partir de ratios généraux plutôt que sur des métrés réels en raison du faible niveau de définition des dossiers de consultation. C'est une réelle prise de risque pour l'entreprise qui, au cas par cas, gagne ou perd. Les prix pratiqués au forfait sont en conséquence plus élevés, mais cette formule représente un réel avantage pour le maître d'ouvrage et son montage financier.
Le principe de marché au forfait conduit les entreprises à chercher toutes les possibilités d'optimisation technique qui permettent à l'intérieur du forfait de produire moins cher et de dégager des marges supplémentaires. Ainsi, dans certains cas, l'entreprise joue-t-elle un rôle moteur en proposant des systèmes plus performants. Mais, a contrario, les propositions visent parfois – souvent diront certains â€“ à économiser à mauvais escient. Prétendument équivalents, les systèmes ou matériaux qu'elles proposent sont de qualité moindre. Il faut une ingénierie forte pour pouvoir démontrer que ce qui a été demandé à l'entreprise de chiffrer est réglementairement et techniquement possible. Si la maîtrise d'Å“uvre et son ingénierie n'ont pas été capables de préconiser une solution réaliste et efficace, elles ne pourront que s'incliner.
Pour Lionel Astier, maître d'Å“uvre d'exécution, " le compris toutes sujétions " a ses limites : " Tout le monde joue avec les prestations décrites au Cahier des clauses techniques, aussi bien l'entreprise que l'architecte. Vous demandez une tablette en chêne massif, l'entreprise va chiffrer du médium plaqué chêne massif en pensant que l'on n'y verra que du feu. Il y a aussi des contrats fous, notamment chez les promoteurs, où l'entreprise doit tout, où le type, pour peindre, devrait construire le mur ! La faute est collégiale. "


Liaisons dangereuses : les collusions maîtres d'ouvrage, architectes, entreprises

Une difficulté réelle que peuvent rencontrer les architectes sur le chantier est tue le plus souvent. Elle réside dans les intérêts particuliers qui lient encore certains maîtres d'ouvrages aux entreprises, en particulier dans la maîtrise d'Å“uvre publique. Cette situation exclue la maîtrise d'Å“uvre de certaines décisions. La filière construction continue à être grande pourvoyeuse de fonds occultes dont certains maîtres d'ouvrage sont très demandeurs. Depuis la décentralisation, les maîtres d'ouvrage sont aussi des institutions politiques. Une quantité importante de marchés publics de travaux continue de pourvoir, semble-t-il, aux besoins de certaines communes, de départements ou de régions, ainsi qu'au financement des partis politiques. C'est un mal endémique dont la France a des difficultés à se défaire. Certaines situations autorisent également des enrichissements personnels. De ce point de vue, les architectes ne sont pas non plus tous des anges. Ils ne restent pas toujours insensibles au charme des entreprises ou de certains fournisseurs. " Pas un café ", disait l'architecte Pingusson…


Perte des savoir-faire


" On ne trouve plus d'apprentis " devient le leitmotiv des chefs d'entreprise. Le nombre de jeunes s'engageant dans une formation spécialisée s'est effectivement effondré depuis 1992. Il semble cependant qu'il y ait de nouveau une progression, sans toutefois revenir au niveau précédent. Mais le problème de fond reste que les métiers de la construction sont, en France plus qu'ailleurs, mal considérés socialement. Les conditions sont dures – il fait souvent froid sur les chantiers, il y a du bruit, de la poussière – et les salaires tournent autour de 1 000 euros par mois. Un serrurier rapporte qu'il devient plus simple pour lui de trouver une personne qui manipulera un ordinateur pour piloter une machine de découpe au laser qu'un soudeur qualifié. La désaffection des métiers du bâtiment a pour corollaire la présence massive d'immigrés sur le chantier. Hier Italiens, Portugais, Nord-Africains ou Africains, aujourd'hui arrivée massive de gens de l'Est, Roumains, Polonais : il n'est pas rare de trouver trente nationalités sur le même chantier. Cette situation conduit dans certains cas tout droit au travail au noir. Le travail illégal représenterait 1,1 % du PIB selon la Cour des Comptes, le secteur le plus touché étant le BTP…
La difficulté croissante de trouver une main d'Å“uvre qualifiée a pour conséquence, comme le souligne Frédérique Monjanel, architecte chef de projet chez le promoteur Ing Real Estate, que nombre d'entreprises hésitent à répondre aux appels d'offres ; certains corps de métier deviennent difficiles à mobiliser, tels les façadiers : "  Des marchés sont conclus maintenant avec des entreprises d'Europe de l'Est ou même de Turquie. Trouver même une bonne entreprise de gros Å“uvre devient hasardeux. Telle entreprise de Tours m'a dit pouvoir engager immédiatement entre trente et soixante maçons compétents. Elle ne les trouve pas. "
Pour Bernard Valéro, architecte, le savoir-faire est encore présent dans les corps d'état qui exigent une certaine technicité, des outils qui prolongent la main : " Les menuisiers savent encore faire des choses, les serruriers sont moins performants. C'est la croix et la bannière pour obtenir une galvanisation correcte, on en voit même qui rouille le temps du chantier. J'observe pourtant que les barrières de Crs sont parfaitement galvanisées et qu'elles ne bougent pas.  Avec les plombiers, il devient très délicat d'obtenir deux tubes de sortie de radiateurs parallèles. Ce n'est que dans le dur, le gros Å“uvre, avec des passionnés, qu'il reste encore des savoir-faire. "


Le leurre des normes et certifications

L'inflation sans précédent de labels et normes qui investit le bâtiment à partir des années 1980-1990 prend l'allure d'une rangée de boucliers forgée pour parer à l'atomisation croissante des acteurs de la construction et à la déresponsabilisation ambiante.
Les qualifications Qualibat, reconnaissance de la capacité technique d'une entreprise à réaliser des travaux dans une activité donnée et certifications d'entreprises Qualibat – certification de la mise en place d'un système d'organisation efficace au sein de l'entreprise s'appuyant sur les normes ISO 9001 – assurent de certaines compétences. Elles sont renouvelées tous les trois ans par des commissions indépendantes. Sur les 260 000 entreprises françaises, celles qui emploient plus de 100 salariés sont toutes qualifiées quand il y en a seulement 12 % pour celles qui comptent moins de 5 salariés. Au total 38 000 entreprises sont qualifiées et 1 200 certifiées.
Vincent Cousin, ingénieur longtemps chez GTM, aurait préféré que l'industrie du bâtiment n'établisse pas de certifications propres au secteur et se lie aux normes ISO 9000 : " La certification ISO 9000 assure d'un certain engagement. Il faut rappeler qu'il ne s'agit pas de règles techniques. La règle ISO organise les processus internes à l'entreprise pour qu'elle choisisse tel matériau de telle résistance pour répondre à telle demande. C'est donc faire en sorte de poser la bonne question pour aboutir à tel résultat. Celui qui s'engage dans cette démarche a la volonté d'être meilleur que les autres. Ce sont surtout les grandes entreprises qui y adhèrent. Il est significatif que l'on n'y trouve que très peu de maîtres d'ouvrage. Or ce sont eux qui initient les programmes et les commandes. Cela dénote une mauvaise compréhension des processus à mettre en place pour obtenir de la qualité. Pour arriver à une qualité globale, il faut déjà que chacun des intervenants, y compris le client, ait bien compris la façon dont il doit poser les questions. "
Quelle question faut-il en effet poser ? Celle des performances poursuivies par ces labels, ou celle de la " sensibilité qu'ont les choses construites avec des techniques merveilleuses " dont parle Prouvé ? La qualité de mise en Å“uvre qui nous occupe échappera toujours à toutes les bonnes certifications.
Lionel Astier, maître d'Å“uvre d'exécution, pense ainsi que plus on parle de qualité, moins on en fait : " Les normes qualité sont là pour justifier de ne pas en faire. Construisez un bâtiment avec toutes les procédures que la norme ISO définit, le chantier durera dix ans. Un exemple : le pierreux qui doit poser les pierres agrafées doit avoir tous les calepins sur les plans, signés par l'architecte. Entre parenthèses, je ne vois pas beaucoup de plans signés par les architectes. Quand le camion arrive, il faudrait que théoriquement, l'entreprise dépalettise toutes les pierres et contrôle que toutes les pierres livrées sont conformes aux calepins. La réalité, c'est que le client et son architecte ont choisi le type de pierre six mois après la date limite de choix. La norme ISO veut dire simplement que le produit est bien construit comme il a été conçu. J'ai posé dernièrement des prises électriques italiennes, très belles, classées ISO. Seulement, elles ne tenaient pas dans les plaques de plâtre. Elles correspondaient certainement au cahier des charges de celui qui l'avait conçu, mais, à la base, la conception était mauvaise. "
La dernière-née des certifications mises en place conjointement par Qualibat et l'Afnor est la NF Bâtiment Services, qui assure de l'efficacité des services rendus par l'entreprise au-delà des travaux dont elle a la charge : délais de réponse, clarté des devis, levée des réserves, etc. Une de plus.


Plus vite et moins bien, l'accélération des processus

Les échéances politiques ou économiques ont une incidence directe sur les délais de réalisation impartis aux projets : il faut que la médiathèque soit achevée avant les municipales, que le centre commercial ouvre avant Noël… L'accélération des processus est très nette pour Michel Ducroux : " On manque de temps à tous les niveaux, dans les études, dans la réalisation. Et, paradoxalement, si l'on observe que les délais de production sont plus courts, on s'aperçoit que parallèlement les délais d'approbation et de décision s'allongent. Ils deviennent nettement supérieurs aux délais d'étude, plus longs quelquefois que les délais de chantier. Ces derniers sont de plus en plus courts – en raison de la part toujours plus grande des composants –, et de moins en moins respectés. Il faut attendre que le béton soit sec pour peindre, prendre son temps pour réaliser correctement un joint. Quand on est pressé, le joint vient comme il peut, pas forcément au bon moment dans la chaîne des taches. L'intérêt de l'entreprise est d'aller le plus vite possible pour réduire ses frais fixes. Cet aspect est curieusement très peu abordé dans le discours sur la qualité. "
Le temps est encore un élément qui joue dans les négociations directes sur le chantier. Les délais sont une composante du rapport de force que mettent en place certaines entreprises pour obtenir gain de cause : faire traîner jusqu'à ce qu'il devienne impossible de revenir sur telle ou telle prestation, donner les plans d'exécution au dernier moment pour éviter un quelconque changement dans les temps impartis… Dietmar Feichtinger : " Lorsque l'entreprise me dit : "Nous n'avons pas le temps dans le délai imparti d'améliorer tel ou tel point", j'ai du mal à l'accepter. Le chantier, le retard seront vite oubliés. Il restera un bâtiment avec toutes ses imperfections. Prenons le cas de la Bibliothèque de France. La vitesse avec laquelle ce chantier a été mené est extraordinaire. Tout le monde l'a oublié. Et l'on se demande aujourd'hui pourquoi l'on doit réparer une construction si récente. Finalement ce n'est pas l'entreprise, mais l'architecte qui est considéré comme responsable. "



Accroche
Paradoxalement, si les délais d'étude et de production sont plus courts, les délais d'approbation et de décision s'allongent


La faute à qui ? À personne !

Conception et exécution sont atomisées entre une multiplicité d'acteurs. Pour un homme issu de l'entreprise, Vincent Cousin, cette atomisation entraîne une déresponsabilisation propice aux défaillances. La qualité est pour lui d'abord une affaire de performances et de responsabilité. Il compare à ce titre la construction à l'industrie automobile : " Quand un type de véhicule présente un défaut, l'industriel le rappelle en urgence, effectue les réparations, le renvoie à ses clients, l'affaire est close. Dans le bâtiment, les responsabilités restent atomisées entre les différents acteurs. On se perd encore en conjectures sur les responsabilités concernant l'effondrement du terminal 2 E à Roissy 2 : ADP et son architecte intégré, les bureaux d'ingénierie, de contrôle, les entreprises… ? Il n'y a pas de véritable responsable devant l'usager. Or, celui-ci ne veut qu'un interlocuteur. Tant que le secteur n'aura pas compris qu'il doit se présenter un, seul et unique responsable, quels que soient les processus et les organisations mis en Å“uvre, cela n'ira pas. " Le bâtiment est en effet le seul secteur industriel organisé sur un mode ternaire : maîtres d'ouvrage, architectes et bureaux d'étude, entrepreneurs. Dans l'industrie, il y a un client et un fournisseur.
Sans entrer dans les méandres de l'assurance construction, il faut s'arrêter cependant à quelques effets pervers de la loi Spinetta de 1978 qui avait pour première préoccupation de faire en sorte que les victimes de sinistres soient rapidement indemnisées. Pour Gilbert Leguay, juriste, ce système, qui déconnecte l'idée d'indemnisation de la victime de l'idée de recherche de responsabilité des constructeurs, s'il a fait ses preuves –  les victimes sont maintenant indemnisées en quelques mois quand il fallait de quatre à sept ans auparavant â€“ devait également, après préfinancement, maintenir les recours contre les constructeurs pour les responsabiliser et améliorer la qualité de construction. Sur ce dernier point, le système a été dévoyé par les assureurs. Les assurances Dommages ouvrage et décennale couvrent en effet à peu près le même domaine de risques, assurances de " choses ", d'un côté, et de responsabilité, de l'autre, garanties souvent par les mêmes assureurs. Devant la lourdeur et le coût des procédures, les assureurs se sont entendus pour éviter au maximum la recherche de responsabilités. Il y a donc absence de recours dans 50 à 60 % de cas. Le ticket modérateur de l'ordre de 1 300 euros reste à la charge de l'assureur Dommages ouvrage, et celui-ci peut en outre régler des sinistres inférieurs à environ 1800 euros sans expertise et donc sans recours, le tout représentant environ 70 à 80 % des dossiers à l'année. Cela revient à déresponsabiliser entièrement les entrepreneurs, et à ne plus avoir connaissance de la nature exacte des sinistres.
À l'inverse, selon Michel Ducroux, quand il y a recours, tous les intervenants sont appelés en garantie, les expertises durent des années pour des litiges souvent mineurs et arrivent à coûter plus cher que le litige lui-même. Cette inflation a pour conséquence que les experts français sont débordés : "  Ils ne pratiquent plus et ne sont plus experts de rien. N'importe qui fait aujourd'hui des expertises sur n'importe quoi. "
L'organisation des marchés de construction autour de la notion de forfait, les impératifs de rentabilité du monde de l'entreprise, l'accélération des processus, la désaffection des métiers du bâtiment, la déresponsabilisation ne participent pas à la qualité d'exécution dont rêvent les architectes. Ils sont nombreux pourtant à souligner qu'ils ont besoin des entreprises et que leur intérêt est de ne pas de les mettre en danger. Sans prôner la collaboration totale qu'appelait de ses vœux Jean Prouvé, certains regrettent de ne pouvoir envisager les résolutions techniques de leur projet plus en amont avec les entreprises. Ce rapprochement entre architectes et entreprises avant le lancement des appels d'offres est courant ailleurs, en Autriche, en Suisse par exemple. Comme dans beaucoup de pays anglo-saxons ou même en Espagne, les architectes y ont la charge des plans d'exécution, à l'inverse de ce qui se passe en France où ce sont les entreprises, traditionnellement porteuses d'ingénierie, qui les réalisent. Cette responsabilité technique dévolue à l'entreprise est certainement l'un des points qui participent le plus aux conflits liés à l'exécution.
Si l'évolution du marché de la construction a un impact certain sur la qualité d'exécution, d'autres causes et effets, et non des moindres, sont à rechercher du côté de l'organisation de la profession d'architecte et du chantier. Ce sera l'objet du second volet de cette enquête à paraître le mois prochain. Contrairement à ce que nous pensions entendre, les architectes sont les premiers à souligner que bien des déboires dans l'exécution sont à mettre au compte de la démission de leur profession devant le chantier. Au banc des accusés, les missions partielles, l'abandon des plans d'exécution aux entreprises, les honoraires, la formation des architectes, les rapports de forces sur le chantier…


Encadré


L'Agence Qualité Construction est une association créée en 1982 qui regroupe tous les partenaires de la construction. Sa mission est de contribuer à l'amélioration de la qualité par la prévention des principaux sinistres. Elle a mis en place un observatoire pour orienter les actions préventives et évaluer le résultat des démarches mise en œuvre. L'Agence gère notamment la base de données Sycodès, système de collecte d'information sur les désordres qui permet de qualifier les diverses pathologies. Elle donne une vision globale sur une vingtaine d'années de la sinistralité en France.
Dans l'échantillon des désordres Sycodès portant sur les années 2000-2002, le secteur du logement représente environ 80 % des sinistres dont 48,6 % sur les bâtiments collectifs. Le principal désordre est le défaut d'étanchéité à l'eau (62,4 %), suivi par les défauts de stabilité (9,2 %) et la sécurité d'utilisation (8,9 %). Si le partage des responsabilités entre les différents dysfonctionnements est difficile à évaluer, les experts imputent environ 80 % des sinistres aux défauts d'exécution.
L'avenir de l'Agence Qualité Construction est aujourd'hui incertain. Son fonctionnement était jusqu'à présent assuré par le Fonds de compensation de l'assurance construction, créé en 1982 pour apurer l'ancien régime d'assurance construction. Ce fonds est aujourd'hui supprimé, et les 150 millions d'euros qui restaient dans ses caisses ne semblent pas devoir être affectés à l'AQC. Une nouvelle taxe sous forme de contribution volontaire est envisagée par le ministère de l'Équipement pour assurer le fonctionnement de l'Agence, au grand dam des assurés.
On peut regretter que l'Agence Qualité Construction ne s'attache qu'à prévenir la sinistralité. La notion de qualité de construction va bien au-delà de l'absence de sinistres. C'est toute une culture de l'ouvrage bien réalisé qui est en jeu et que l'on voit s'amoindrir. Une réflexion de fond ne serait pas inutile.

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