Portée par ses deux figures majeures que sont Siza et Souto de Moura, l’architecture portugaise recueille aujourd’hui l’adhésion quasi unanime de la scène architecturale internationale. Cette reconnaissance pourrait suffire à justifier cette exposition rétrospective produite par la Fondation Calouste Gulbenkian et qu’accueille jusqu’au 29 août la Cité de l’architecture, à Paris. Mais la force des « Universalistes » se cache dans le propos autour duquel elle est construite et qui dépasse son cadre géographique : à travers la posture singulière de ces architectes – leur lusitanité –, c’est l’essence même de la pratique architecturale qui est interrogée. |
Si une notion semble aujourd’hui dévitalisée, c’est bien celle d’architecture nationale. Du néorégionalisme au régionalisme critique des années 1980, l’identité culturelle de l’architecture semble s’être noyée dans une dévotion souvent plus incantatoire que réelle au contexte. Sous l’apparente infinie diversité de style, les sites Internet font défiler des images dont on ne peut plus discerner l’origine géographique. Cette impossibilité tient peut-être à une médiocre adéquation des bâtiments à leur environnement, mais elle tient essentiellement au fait que quelques images séduisantes nous disent finalement peu de la qualité d’une architecture. C’est un peu ce que montre indirectement Nuno Grande, le commissaire de cette exposition ; car ce qui rassemble Távora, Guedes, Siza, Souto de Moura, Byrne, Carrilho da Graça, David ou les frères Aires Mateus est en effet moins leurs styles que leur attitude face à la dimension culturelle, sociale et politique d’un projet, qualités que les images sont impuissantes à traduire. À défaut de retranscrire ici la parole du philosophe qui éclaire magnifiquement chaque étape de l’exposition, il nous faut par une brève mise en perspective historique donner quelques clés de ce tropisme portugais.
Puissance et singularité
Si dès le XVe siècle, le Portugal a été le premier pays colonisateur européen, il a aussi été le dernier en 1975 à se séparer de son empire. Par leurs découvertes, les Portugais ont donc été les premiers à s’exposer à cette expérience fondatrice des Temps modernes : il existe ailleurs des hommes radicalement autres. La rencontre des navegadores avec cet alter ego génère aussi une situation inédite : loin de leur terre natale, s’opère une sorte de dédoublement où le moi, dans la prise de conscience de sa différence avec l’étranger, en vient à s’observer à distance, instaurant un dialogue, une saudade avec son double resté au pays. Ce dispositif mental qui s’élabore autour de l’altérité, on le retrouve ensuite dans toute la culture lusitanienne et notamment avec le mouvement anthropophage d’Oswald de Andrade (1890-1954). Plutôt que de rejeter la culture étrangère – fut-elle celle du colonisateur –, nous dit le poète brésilien, mieux vaut la manger. C’est ce que fait l’anthropophage afin d’assimiler la puissance de l’autre sans renoncer à sa singularité.
Fernando Pessoa (1888-1935), avec son jeu sur les hétéronymes, propose lui aussi une sorte d’outil pour survivre au vertige de la modernité. Le poète est en effet célèbre pour les dizaines d’écrivains qu’il inventait, comme Alberto Caeiro ou Álvaro de Campos, et dont il imaginait lui-même la biographie. Avec leur propre personnalité, ils devenaient les auteurs de ses poésies : « De même que le panthéiste se sent arbre ou fleur, de même je me sens différents êtres à la fois. Je me sens vivre en moi des vies étrangères, de façon incomplète, comme si mon être participait de tous les hommes, mais incomplètement de chacun d’eux, grâce à une somme de non-moi synthétisés en un seul moi postiche1. »
S’il est une leçon que les meilleurs architectes portugais ont apprise de ces poètes, c’est qu’il existe une figure salutaire opposable à la part sombre de leur orgueil – leur égotisme et leur tentation d’imposer un monde à leur image –, au risque de se diluer dans l’altérité du monde. Une condition hétéronymique que Fernando Távora qualifie si justement : « Cette façon d’être présent au monde ne provient pas de la faiblesse du créateur devant l’autre, son lieu et son temps, mais exactement de la condition créative de sa substance et de sa circonstance2. »
S’imposer par le bas
L’exposition commence en 1961, l’année où Távora présente les résultats de l’enquête qu’il mène depuis plusieurs années sur l’habitat traditionnel portugais. Il n’y a pas une maison type, assène-t-il au réactionnaire Salazar, mais une diversité d’architectures irréductibles à un modèle national. D’emblée, se manifeste ainsi dans cette génération, qui souhaite par ailleurs échapper aussi à l’uniformisation de l’internationalisme, le refus d’un repli identitaire. S’engage alors, écrit Nuno Grande, à travers l’enseignement et la pratique, « un véritable processus de révision critique de ces dogmes qui provenaient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur de leur culture ». Dans l’excellent catalogue de l’exposition, Jean-Louis Cohen rappelle d’ailleurs qu’à la notion de « régionalisme critique » théorisé par Tzonis et Frampton au début des années 1980, il avait opposé celle qu’il avait baptisée « internationalisme critique », pour mieux définir une architecture qui « dessine moins une résistance qu’elle ne propose une alternative au mode de production dominant, sachant puiser ses ressources dans l’expérience du monde pour lui offrir des fragments aussi stimulants qu’ils sont singuliers ».
On comprend mieux dès lors le titre de l’exposition. À l’universalisme des Lumières, qui cherche à s’imposer par la seule vertu d’une vérité dont il est le détenteur et échoue aujourd’hui face au relativisme et au multiculturalisme, s’opposerait un universalisme s’imposant par le bas, puisant sa légitimité par la capacité de ses acteurs à se saisir de la réalité in situ, à s’y assimiler tout en préservant leur singularité par la réinterprétation des codes du passé et l’invention permanente.
Un demi-siècle d’universalisme
Après une première partie introductive justement titrée Universalisme versus (inter)nationalisme (1960-1974), l’exposition décline quatre périodes de l’histoire du Portugal qui permettent, par ce à quoi elles exposent son architecture, d’en mieux comprendre les enjeux.
Universalisme versus colonialisme (1961-1975) témoigne de l’intelligence d’architectes comme Pancho Guedes, Garizo do Carmo, de Castro et Melo Sampaio au Mozambique, Castro Rodrigues, Vieira da Costa ou Simões de Carvalho et Pinto da Cunha en Angola. La découverte de ces architectes quasiment inconnus en France vaudrait à elle seule la visite de cette exposition. Dans une situation qui exacerbe jusqu’à la violence le rapport à l’autre – le colonialisme –, ils parviennent, tout en s’émancipant de la tutelle conservatrice de Lisbonne, à déjouer les rapports de domination en digérant les cultures locales et en intégrant toutes les avancées du modernisme.
Universalisme versus révolution (1974-1979) revient sur un épisode que nous connaissons mieux, parce qu’il est un moment symbolique de la construction européenne, et parce qu’il nous fait connaître celui qui incarnera presque à lui seul le prestige de l’architecture portugaise, Álvaro Siza. De l’effervescence de la révolution des Œillets, l’histoire de l’architecture se rappellera surtout des brigades du SAAL, le « Service d’appui mobile locale », créés par l’architecte Nuno Portas alors secrétaire d’État au Logement et à l’Urbanisme du gouvernement provisoire. L’expérience reste l’une des rares réussites de tentative de construction de logements sous l’initiative conjointe d’habitants et d’architectes. Que ce soit lors des opérations « Panthère rose » et Casal das Figueiras à Lisbonne de Gonçalo Byrne, ou les plus célèbres de Siza à Évora et au quartier São Victor à Porto, le dialogue direct avec les habitants ne se fait jamais au détriment de l’architecture. Là encore, il s’agit bien de s’immerger pleinement dans la culture de l’autre sans renoncer à sa propre singularité de maître d’œuvre.
Universalisme versus européanisme (1980-2000) est évidemment le moment de confrontation de cette posture portugaise, dont nous tentons ici de rendre compte, avec le reste de l’Europe, comme Universalisme versus globalisation (2001-2016) le sera avec le reste du monde. Là encore, le travail de Siza s’impose comme le plus emblématique. Répondant désormais à des commandes dans le monde entier, il conçoit des bâtiments magnifiquement ancrés dans l’histoire et la géographie locale tout en les sublimant par une écriture qui lui appartient en propre.
Il y a jusqu’en mai à Montréal au Centre canadien d’architecture une autre très belle petite exposition3 consacrée à deux immeubles d’habitation de Siza : Bonjour Tristesse, à Berlin, et Punt en Komma, à La Haye. Le CCA, qui est dépositaire des archives des projets hors Portugal de l’architecte, y montre, documents d’étude à l’appui, comment le Portugais parvient à s’inscrire dans la mémoire urbaine de ces deux villes toute en proposant une alternative aux problèmes du logement social contemporain. Construisant au Brésil le musée Iberê Camargo, Siza magnifie un site pourtant difficile avec une architecture s’inscrivant magistralement entre falaise et voie rapide bordant un fleuve. Sculpturale et incroyablement inventive, l’œuvre est en même temps un hommage très personnel à Niemeyer et au Guggenheim de Lloyd Wright. Réactivant sans cesse les fondamentaux de l’histoire de l’architecture, les vivifiant par un regard bienveillant sur toutes les formes vernaculaires, Siza et ses meilleurs confrères montrent que l’invention se nourrit de la capacité à construire dans l’altérité une œuvre personnelle qui s’adresse à l’un comme au multiple.
Modeste par la taille mais riche par les nombreuses pistes qu’elle trace, l’exposition « les Universalistes » incarne pleinement son nom, ne qualifiant pas seulement ses protagonistes, mais aussi la portée qu’elle donne aux questions qu’elle pose à tout architecte.
1. Fernando Pessoa, Le Chemin du serpent, « La coterie inexistante », Lettres, pages de journal et pensées sur le moi et les autres , « Une chambre de miroirs », p. 170.
2. « imigração / Émigração. Cultura portugesa no mundo », cité dans le catalogue
3. Coin, îlot, quartier, villes Álvaro Siza à Berlin et à La Haye. Au CCA jusqu’au 22 mai.
Retrouvez en intégralité sur darchitectures.com « Bleu ». une conversation avec Manoel de Oliveira, paru dans d’a en mai 2015. L’entretien réalisé par Dominique Machabert est reproduit dans le catalogue (sans d’ailleurs créditer d’a...).
Les universalistes. 50 ans d’architecture portugaise. Sous la direction de Nuno Grande. Éditions Parenthèses, 35 €. L’exposition à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris jusqu’au 29 août.
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N° 244 - Mai 2016
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