Guillaume Herbaut, à l’Est toutes

Rédigé par Yasmine YOUSSI
Publié le 01/12/2004

Portrait de Guillaume Herbaut

Article paru dans d'A n°142

Photoreporter, membre fondateur du collectif l'Œil public, lauréat du premier prix Lucien et Rodolf Hervé, il est considéré comme l'un des photographes les plus doués de sa génération. Régulièrement publié dans la presse internationale, Guillaume Herbaut renouvelle l'écriture du photojournalisme à travers des reportages sociopolitiques portés par une double approche, documentaire et plastique.


d'A : Votre dernière exposition à l'École spéciale d'architecture s'articulait autour de trois séries réalisées à Slavoutich, en Ukraine, à Oswiecim (la ville d'Auschwitz), en Pologne, et à Shkodra, en Albanie.

Guillaume Herbaut : Ces trois villes me permettent d'aborder des problématiques qui dépassent « la » ville en tant que telle pour toucher à l'humanité tout entière. Toutes trois suscitent une notion d'enfermement extrêmement forte. Le poids de l'histoire fait que les choses n'y seront plus jamais comme avant. D'ailleurs, les habitants se sentent rejetés et coupés du monde. Slavoutich s'annonçait comme une cité radieuse, avant de virer au cauchemar. Elle a été construite après la catastrophe de Tchernobyl pour reloger les travailleurs de la centrale qui habitaient non loin, à Pripiat. L'Union soviétique avait donc demandé à chacune de ses républiques de construire un quartier. Aux normes soviétiques, Slavoutich est parfaite : fluide, équilibrée, à taille humaine, avec des quartiers résidentiels et des parcs. Mais, à la fin de son édification, on s'est aperçu que la forêt qui l'entoure était radioactive. Aujourd'hui, l'espérance de vie ne dépasse pas les 40 ans. Pour tenir les enfants éloignés du bois, on leur dit qu'il est peuplé de monstres. Ce qui n'empêche pas les gens de s'y promener et d'y cueillir des champignons.


d'A : Qu'en est-il des deux autres villes, Oswiecim et Shkodra ?

G.H. : Travailler sur une ville me permet de saisir le hors-champ du reportage. À Oswiecim, j'ai voulu comprendre comment on pouvait continuer à vivre dans une cité qui a été le théâtre d'un génocide, et où le nombre des morts dépasse celui des vivants. Plus d'un million de personnes ont été tuées au camp. La ville comptait 12 000 habitants à l'époque ; il y en a 48 000 aujourd'hui. Quant à Shkodra, elle se situe dans la région la plus pauvre de l'Albanie. Le taux de chômage y est de 54 %, et le chaos économique est tel que la ville est désormais régie par un code civil du XVe siècle qui reconnaît les crimes d'honneur. Si un membre d'une famille a été tué, les siens ont l'obligation de le venger. C'est une histoire sans fin. Et les gens vivent cloîtrés chez eux, de peur de tomber sous le coup de cette loi.


d'A : Comment les lieux chargés d'histoire s'inscrivent-ils dans le paysage ?

G.H. : La centrale de Tchernobyl fait partie du patrimoine local. Les gens l'aiment comme les mineurs aimaient leur mine, et regrettent sa fermeture. Les gens d'Auschwitz vont peu au camp ; ils gardent une réelle distance avec le lieu. Pis encore : loin d'être des gardiens de la mémoire, ils sont antisémites et disent que les juifs sont responsables de leurs malheurs.


d'A : Y a-t-il une architecture commune à ces villes d'Ukraine, de Pologne et d'Albanie ?

G.H. : Elle est propre à celle de l'ancien bloc communiste, avec ses immeubles imposants et comme déshumanisés. Ce qui n'empêche pas les quartiers d'être vivants et pleins d'humanité. Les couleurs, à la fois vives et ternes, sont particulières à la région. On retrouve le même genre d'immeubles à Shkodra, mais cela ressemble davantage au Far West. Les routes sont défoncées, les plaques d'égout ont été volées pour être revendues et les rues ne sont pas éclairées le soir. Aujourd'hui, on ne construit plus à Shkodra – par manque de moyens. On a également arrêté de construire à Slavoutich. En revanche il y a une volonté très forte des habitants d'Auschwitz d'étendre leur ville, et notamment de construire des restaurants autour du camp.


d'A : Pensez-vous qu'il y ait une interaction entre ces blocs d'immeubles et le comportement des gens qui vivent dans ces villes ?

G.H. : Je me souviens d'un premier voyage en Biélorussie qui m'avait beaucoup marqué.

À chaque fois que je prenais mon petit déjeuner dans la grande salle de restaurant de mon hôtel, je me sentais complètement écrasé par l'architecture. D'où ce sentiment prégnant que la puissance de l'État était irrémédiablement plus forte que l'individu. En même temps, c'est plus compliqué que ça. Il y a aussi la mentalité slave, très fataliste.


d'A : L'architecture est toujours présente dans vos photos, vous ne l'avez cependant encore jamais photographiée de manière directe. Pourquoi ?

G.H. : Elle est pour moi une information supplémentaire dans le document que je fais. Un décor. C'est l'implication humaine dans ces villes qui m'intéresse. L'homme est toujours présent, même dans les lieux les plus vides, même si on ne le voit pas.


d'A : Quelle collaboration pourriez-vous envisager avec un architecte ?

G.H. : Ma démarche est d'abord celle du documentaire. Je peux donc parfaitement imaginer documenter la manière dont les gens s'approprient un espace particulier. J'ai déjà travaillé avec un jeune architecte, Christophe Léger, à qui j'ai demandé de réfléchir à une manière de présenter mon travail sur Tchernobyl. Il a imaginé un couloir, long et étroit, où seraient exposés des tirages de très grand format. Trop grands par rapport au recul possible du spectateur. Ce qui obligerait ce dernier à se positionner par rapport à la photo comme on se positionne dans une zone radioactive. Ce couloir, tel un travelling avant, mènerait ensuite à un bloc en parpaings semblable à la centrale. D'autres images y seraient projetées dans l'obscurité. Le budget et les plans de ce projet sont prêts. Malheureusement, nous n'avons pas de production. (YY)


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