Gabriele BASILICO |
Rarement l'œuvre d'un photographe aura eu autant d'influence sur le regard des architectes et leur manière d'observer la ville et le paysage. Car derrière l'apparente sobriété de ses prises de vue, Gabriele Basilico ne se contente pas d'être le témoin des mutations du territoire : il participe à la prise de conscience d'une réalité nouvelle. Celle d'un monde discrédité, peut-être parce que nous ne savons pas encore le reconnaître pour ce qu'il nous offre. Comme si photographier avait le pouvoir de rendre aux lieux déshérités leur place dans le cours de l'histoire. |
Si ce Milanais né en 1944 est un photographe autodidacte, son engagement dans les réflexions sur la ville et l'architecture n'est pas surprenant ; il est en effet architecte, diplômé de l'Institut polytechnique de Milan où il a notamment suivi les cours d'Aldo Rossi. Après avoir photographié les paysages urbains de sa ville natale, sa participation à la désormais célèbre Mission photographique de la Datar de 1984 le porte sur le devant de la scène européenne. Cette campagne, entreprise en référence à la Mission héliographique de 1851, avait l'ambition d'établir un état des lieux du paysage national dans ses aspects les plus banals, à l'opposé de l'attitude patrimoniale qui avait prévalu jusque-là . Cette expérience a été déterminante dans la prise de conscience de l'existence d'une réalité visible qui, sous l'apparent chaos de son organisation, n'en possède pas moins ses codes et ses logiques propres : « C'est dans les marges, dans ce qui n'appartient pas à la culture que l'on peut retrouver le sens de la vie. J'essaie de donner du sens là où la culture n'a pas voulu en donner », dit Gabriele Basilico. Il s'agirait en quelque sorte de constituer littéralement un héritage pour les lieux de déshérence, et c'est en cela que le terme de projet prend tout son sens pour qualifier l'œuvre de l'architecte photographe.
La beauté que nous accordons à un paysage ne provient généralement que de ce que nous attendons de lui avec notre imaginaire, parce que notre regard a été préparé à le recevoir. Bachelard écrivait que nous n'éprouvions d'émotion esthétique que devant des paysages qui nous étaient d'abord apparus en rêve. Avant de nous charmer, les paysages de montagne et les vues des ruines antiques étaient perçus comme des lieux sinistres et sans intérêt. Il a fallu le regard d'un Claude Lorrain, à partir du XVIIe siècle, et de la révolution picturale qui a suivi pour que ces vues deviennent sublimes.
« Dans les moments de crise de la représentation de l'architecture, dit Gabriele Basilico, la photographie peut nous aider à construire d'autres point de vue, à mieux regarder la réalité. J'aimerais redonner l'envie de regarder ce qui est autour de nous. Alvaro Siza, qui est pourtant un dessinateur extraordinaire, me disait utiliser beaucoup le travail des photographes car, ajoutait-il, ils regardent mieux et plus. » Que ce soit dans les paysages de bord de mer, dans les banlieues, dans les ruines romaines d'Arles ou Orange, à Courbevoie ou dans le Beyrouth meurtri par la guerre, les photographies de Gabriele Basilico ne cherchent jamais l'effet de pittoresque ou d'étrangeté, pas plus d'ailleurs l'austère radicalisme sériel de Bernd et Hilda Becher. Chez lui, la tour en béton et la colonne dorique, les fils électriques et les vieux arbres, les panneaux, la mauvaise herbe, le bitume et la vieille maison, tous ces éléments apparaissent sans hiérarchie de valeur autre que géométrique, sous un éclairage uniforme où les ombres propres sont peu marquées. L'ancien, le moderne, le beau, le laid, ses photographies nous renvoient à l'évidence d'une réalité présente où les choses n'existent que dans leur être ensemble. « On ne peut pas séparer l'architecture du paysage urbain, dit-il. C'est dans les relations entre les objets que je peux développer un discours. » À l'opposé des clichés autocélébrant l'architecture, il n'y a plus de bâtiments remarquables et de constructions ordinaires, mais une même matière urbaine que l'on retrouve au Touquet, à Berlin ou à Rimini.
Sa volonté de n'inclure aucun passant dans le champ de prise de vue est-elle encore une façon d'échapper à une forme de pittoresque, celui, par exemple, des faubourgs d'un Doisneau ? « Le vide est un sujet, ajoute-t-il ; il remplit l'espace. À force de regarder, les lieux me répondent, et je crois à une forme d'anthropométrie du paysage. » L'absence de personnage dans le cadre empêche toute identification et renvoie celui qui le regarde à sa propre subjectivité. Nous sommes face à une scène de théâtre vide devant laquelle il nous appartient d'imaginer un scénario, et peut-être d'en devenir l'acteur. Sans qu'il y ait de filiation formelle directe, ces images nous remémorent celles du cinéma d'Antonioni, comme si Monica Vitti, la Julienne du Désert rouge qui déambule dans la banlieue de Ravenne, allait soudain apparaître dans le champ encore vide cadré par Gabriele Basilico. Il faut évoquer là une autre dimension de l'œuvre de l'architecte photographe, sans laquelle il est difficile de saisir l'importance de sa démarche : la dimension narrative qui s'exprime si bien au fil de ses livres, Berlin, Beyrouth, Provincia antiqua ou Italy, cross section of a country. Les images s'y succèdent en pleine page, « pour qu'un bord blanc ne vienne pas interrompre le flux de l'histoire ». Pour chaque plan, il applique le même dispositif : à la chambre et en noir et blanc. À travers cette grille de lecture qui agit comme un fil narratif, chaque point de vue peut témoigner d'un lieu et d'un moment singulier de la ville, tout en s'inscrivant dans son histoire. « J'ai besoin que mon travail s'intègre dans un projet général. Chaque mission photographique est l'occasion de répéter les mêmes gestes : marcher, regarder, penser, marcher… Il y a quelque chose de répétitif, de l'ordre du rite, et le livre doit retranscrire cette expérience rituelle avec son rythme, ses accélérations, ses pauses et ses temps forts. »
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