Fabio Gramazio et Matthias Kohler : "Matières digitales"

Rédigé par David LECLERC
Publié le 07/02/2008

Gramazio & Kohler

Article paru dans d'A n°170

Le projet de la jeune agence zurichoise Gramazio & Kohler pour le concours du pavillon Seroussi avait été remarqué lors de l'exposition à la Maison Rouge à Paris (voir d'a n° 167, octobre 2007). Il se démarquait nettement des formes biomorphiques qui caractérisent le plus souvent les recherches de l'architecture «non-standard ». Il représente une synthèse du travail que l'agence développe depuis sa création, en adoptant une attitude nouvelle vis-à-vis de l'outil digital.


Fabio Gramazio et Matthias Kohler se rencontrent durant leurs études d'architecture à l'ETH de Zurich. Matthias Kohler est passionné de programmation informatique depuis son enfance. Ses études terminées, il reste dans la sphère de l'école et c'est en tant qu'assistant de Greg Lynn (architecte américain protagoniste de nouvelles formes architecturales produites par ordinateur) qu'il prend conscience du potentiel qu'offre l'outil digital dans la fabrication de l'architecture. Fabio Gramazio est l'un des membres fondateurs du groupe d'art digital etoy, qui opère à la fois dans le réel et sur le web (www.etoy.com), et dont l'objectif est de confondre art et business afin de renforcer l'impact de leurs projets. Leur décision de fonder ensemble une agence en 2000 part d'un constat. Tandis que dans de nombreux domaines de la création industrielle l'ordinateur contrôle la production d'objets grâce à l'emploi de robots ou de machines à commande numérique (dans l'industrie automobile en particulier), l'outil informatique, utilisé depuis vingt ans dans la conception de l'architecture, reste le plus souvent absent de sa fabrication. Les possibilités offertes par les avancées technologiques de ces dernières décennies changent fondamentalement la manière de penser mais aussi de construire l'architecture. Selon eux, les architectes doivent adopter une démarche prospective et intégrer en amont la question constructive pour ne plus dissocier la réalité physique d'un bâtiment de son élaboration conceptuelle. Gramazio & Kohler se donnent comme objectif d'explorer ce nouveau paradigme entre matière et information digitale et ses conséquences sur la production de l'architecture aujourd'hui. À notre époque qui voit la qualité de l'exécution de plus en plus problématique et les savoir-faire tendre à disparaître, la construction assistée par ordinateur, avec son extra-ordinaire précision, permet de reprendre le contrôle de la mise en œuvre tout en offrant une grande liberté.
Dès sa création, l'agence affiche l'ambition de ne pas s'enfermer dans une production théorique mais de construire. Matthias Kohler se confronte très tôt à la réalité d'un chantier en bâtissant une première maison durant ses études. Cette première expérience lui fait prendre conscience de la complexité de l'acte de bâtir. Contrairement à leurs pairs, les deux associés ne se polarisent pas sur des questions de forme. Leur démarche vise plutôt à identifier des zones au sein d'un projet dans lesquelles l'utilisation de l'outil numérique peut se révéler pertinente.
La commande d'un pavillon (sWish) pour l'Exposition 02 à Biel, en Suisse, est l'occasion de tester pour la première fois une perforation aléatoire du plafond afin de répondre aux besoins d'absorption acoustique du
bâtiment. L'agence développe également de sa propre initiative des projets expérimentaux comme la mTable, une table générique que l'on peut « customiser » à partir de son téléphone portable. En 2005, le duo postule à la chaire d'architecture et de fabrication digi-
tale de l'ETH, occupée précédemment par Greg Lynn, en proposant de travailler à la mise en œuvre de prototypes réalisés avec l'aide d'un robot. Leur volonté d'opérer dans le concret séduit le jury : elle permet de sortir de la pure spéculation formelle pour s'attaquer à la fabrication et la mise en œuvre de morceaux d'architecture. L'école investit dans l'achat d'une machine, du type de celles qui fonctionnent dans l'industrie automobile, et dans la construction d'un pavillon destiné à l'accueillir au sein d'une halle d'expérimentation des matériaux située sur le campus.
Grâce à leur maîtrise du langage de programmation, l'équipe de recherche dirigée par Gramazio & Kohler reprogramme le robot afin de l'utiliser de manière flexible (dans un usage industriel, la tâche accomplie par le robot se limite souvent à un acte répétitif). Puis elle supprime tout intermédiaire entre conception et fabrication : le logiciel de design sert directement au contrôle de la machine. Un programme informatique est écrit à partir de critères établis en testant préalablement les possibilités offertes par le matériau. L'équipe se concentre sur des méthodes « additives » en travaillant par exemple avec des briques. Le robot, un bras mécanique doté d'une précision de 1/10e de millimètre, saisit la brique, applique sur l'une de ses faces plusieurs cordons de colle époxy, puis la positionne sur une autre brique en fonction des paramètres définis par le logiciel.
À l'occasion du jury de fin d'année, le directeur de l'école propose aux deux architectes d'intervenir sur l'un de ses projets : concevoir et produire des claustras en brique pour la façade d'un chai vinicole. Les panneaux seront produits à l'ETH pendant l'été, puis acheminés sur le chantier pour être insérés dans la trame structurelle du bâtiment. La recherche expérimentale menée avec les étudiants trouve immédiatement une application concrète dans le cadre d'un projet construit. L'un des plus anciens fabricants de brique en Suisse, Keller, est intéressé par la démarche et décide d'apporter son soutien au projet de recherche. Il demande aujourd'hui à Gramazio & Kohler de concevoir un robot mobile qui permettra une fabrication in situ pour des chantiers de grande envergure.

mTable, 2002
Le projet explore les possibilités de concevoir à distance un objet « non-standard ». La mTable est une table codessinée par l'acheteur à partir de son téléphone portable, transformé à l'occasion en outil de conception ludique grâce à un petit logiciel téléchargé sur Internet.
Le client choisit la taille, le matériau ou la couleur de sa table à partir d'une palette accessible depuis l'écran du téléphone. Il peut ensuite placer des « points de déformation » et, par simple pression sur l'écran tactile du téléphone, modeler ainsi le dessous de la table. Cette érosion de la surface et de l'épaisseur du plateau engendre parfois des trous elliptiques. Le logiciel vérifie tout au long du processus si l'intégrité structurelle de la table n'est pas compromise par ces retraits de matière. Quand le client est satisfait de son projet,
il transmet les données sur un site Internet (www.mshape.com) qui lui offre la possibilité de voir sa table en image 3D haute résolution et de la comparer à d'autres modèles. Une fois la commande passée, les données sont directement envoyées à une fraiseuse à commande numérique qui réalise le meuble.

sWISH, pavillon d'exposition pour Expo 02, Biel, Suisse, 2000-2002
Le pavillon temporaire, qui contenait les souhaits (wish) des Suisses (Swiss), est situé à l'extrémité d'une plate-forme construite sur le lac de Biel à l'occasion de l'Expo 02. De généreux bancs en contreplaqué moulé sont incrustés dans ce grand volume monolithique noir et invitent les passants à faire une pause. Afin de simplifier la mise en Å“uvre de l'enveloppe, les façades et la toiture sont recouvertes d'une membrane continue de polyuréthane projeté. Un système de sprinkler arrose la toiture en permanence avec l'eau du lac pour rafraîchir l'enveloppe. À l'intérieur, le plafond en médium est perforé pour utiliser l'isolation thermique du bâtiment comme absorbant acoustique. Gramazio & Kohler veulent aussi faire de ces perforations un motif ornemental. L'outil numérique se révèle indispensable pour obtenir cette  trame aléatoire. La réalisation de 16 250 perforations dans 400 panneaux de MDF par une fraiseuse à commande numérique nécessite l'élaboration d'un programme informatique. La conception d'une nouvelle tête fraiseuse pour exécuter des trous de diamètres différents en variant simplement la profondeur de perforation permet d'accélérer considérablement les délais d'exécution. C'est grâce à cette capacité à trouver une synergie entre méthode et outil que l'agence parvient à réaliser cet ouvrage avec un budget limité.
[ Maître d'ouvrage : IBM (Suisse) et Swiss Re – Maîtres d'Å“uvre : Gramazio & Kohler ]


Illuminations de Noël pour la Bahnhofstrasse, Zurich, 2003-2005

Le projet part du constat que la lumière n'est pas statique mais fondamentalement dynamique et qu'elle peut donc être utilisée comme véhicule d'information. La technologie numérique permet aujourd'hui de faire varier l'intensité lumineuse.
L'installation est conçue comme une ligne de lumière allant de la gare de Zurich au lac, révélant l'atmo-
sphère urbaine de cette grande rue commerçante tout en soulignant la géométrie de son tracé. Elle est constituée de 275 tubes de lumière suspendus à une résille de câbles. Chaque tube contient 32 ampoules LEDs, ce qui fait 8 800 LEDs le long du parcours de 1 kilomètre, qui peuvent être contrôlées en temps réel selon des intensités différentes. En fonction de la position de l'observateur, les tubes apparaissent comme une série de lanternes lumineuses distinctes ou forment un écran de lumière constamment changeant. L'image est générée par un algorithme déterminé par la date et l'activité de la rue (enregistrée par des senseurs). L'ensemble est géré par un programme conçu par les architectes.
Les tubes, de 7 mètres de hauteur, devaient être étan-ches, légers et suffisamment rigides pour résister aux effets du vent. Après de nombreux essais infructueux, le matériau retenu a été la fibre de verre. Les tubes ont été fabriqués avec une machine conçue pour l'isolation de câbles à haute tension. Les fibres ont été trempées dans la résine, puis enroulées autour d'un axe rotatif. La gaine produite est extrêmement rigide, translucide et ne pèse que 23 kilos. Le dispositif est conçu pour être réinstallé chaque année au moment de Noël.

Façade pour le chai du vignoble Gatenbein, Fläsch, Suisse, 2006
Le chantier du chai du vignoble de Gatenbein est déjà commencé lorsque les architectes Bearth & Deplazes invitent Gramazio & Kohler à en concevoir les façades. Le bâtiment comprend trois niveaux : un pour le stockage des barriques, un pour la vinification, un troisième pour la dégustation (réception et terrasse). La fermentation du raisin exigeant une température constante et peu de lumière, les ouvertures sur l'extérieur sont proscrites. Afin d'offrir cependant un peu de lumière naturelle à l'intérieur des espaces de travail, Gramazio & Kohler proposent des murs en briques disposées de telle sorte que des interstices laissent passer le jour.
À l'extérieur, le mur agit comme une protection solaire et un filtre à lumière, tandis qu'il offre l'inertie nécessaire à la régulation thermique du bâtiment. À l'intérieur, des panneaux de polycarbonate assurent l'étanchéité à l'air. La façade a été réalisée grâce à la technique de construction robotisée développée avec les étudiants de l'ETH. Un programme informatique est conçu spécialement pour déterminer l'angle de rotation exact de chaque brique ; les fichiers numériques sont ensuite utilisés directement pour la fabrication des 72 modules préfabriqués. Quatre cents mètres carrés de façade sont produits en quinze jours. Le projet est développé en collaboration avec un partenaire industriel, le fabricant de brique Keller, qui apporte sa garantie. De loin, les façades du chai s'apparentent à une image pixellisée : de grands cercles se superposent et évoquent l'image d'un panier plein de raisin. Ce motif a été réalisé à partir d'une maquette virtuelle remplie de boules de différents diamètres qui ont laissé leurs empreintes sur ses faces extérieures.

Reconversion de la Tanzhaus, Zurich, 2005-2007
Le bâtiment, une sous-station électrique située le long de la rivière Limmat, avait subi de nombreuses altérations depuis sa construction en 1908. Sa nouvelle fonction de centre de danse contemporaine a été l'occasion de lui donner une autre identité. À l'extérieur, la façade est peinte de couleur argent afin d'accrocher la lumière ; les grandes fenêtres au verre légèrement réfléchissant renvoient, elles, des morceaux du paysage urbain environnant. À l'intérieur, la démolition d'un plancher qui avait été ajouté à la construction d'origine a permis la création d'un vaste plateau de danse de 400 mètres carrés et de 11 mètres sous plafond, et la remise en valeur d'une magnifique charpente en béton, œuvre de jeunesse du célèbre ingénieur suisse Robert Maillart. Tandis que les gaines de ventilation et les rampes d'éclairage ont su s'intégrer facilement au volume de la charpente, un nouvel ordre géométrique plus fluide est venu s'y glisser : de petits cubes de mousse sont disposés sur la voûte suivant des lignes sinueuses, améliorant ainsi les qualités acoustiques du lieu.
La salle est utilisée à la fois comme lieu de spectacle et de répétition. Il fallait donc pouvoir faire l'obscurité totale tout en conservant l'agrément des ouvertures existantes pour les séances de travail. Gramazio & Kohler proposent un système ingénieux de volets rabattables sur les murs. L'analyse de la façade fait apparaître une heureuse coïncidence : le linéaire de baies vitrées existantes est égal à celui des murs. En position ouverte, les volets recouvrent la totalité des murs séparant les fenêtres pour former une bande de couleur claire, différenciée du reste du volume. En position fermée, la boîte devient un espace homogène obscur de couleur anthracite. Vue de l'extérieur, chaque fenêtre se transforme alors en boîte lumineuse colorée par des LEDs. Un programme informatique permet au chorégraphe de sélectionner une couleur de son choix mais les architectes ont toutefois imposé qu'une seule couleur soit appliquée à l'ensemble de la façade.
[ Maître d'ouvrage : Ville de Zurich – Maîtres d'Å“uvre : Blue Architects et Gramazio & Kohler – Surface : 1 654 m2 – Coût : 4,23 millions de francs suisses ]


Soumis à la question...


< Quel est votre premier souvenir d'architecture ?
Gramazio & Kohler : Les maisons dans lesquelles on a grandi.

< Que sont devenus vos rêves d'étudiant ?
G. & K. : Notre agence d'architecture.

< À quoi sert l'architecture ?
G. & K. : À former notre environnement physique.

< Quelle est la qualité essentielle pour un architecte ?
G. & K. : Une attitude attentive envers les nuances de la réalité.

< Quel est le pire défaut chez un architecte ?
G. & K. : Ne pas oser.

< Quel sont les vôtres ?
G. & K. : être trop exigeants.

< Quel est le pire cauchemar pour un architecte ?

G. & K. : Un client sans exigence.

< Quelle est la commande à laquelle vous rêvez le plus ?
G. & K. : Une commande qui nous pousserait à réinventer l'architecture.

< Quel architecte admirez-vous le plus ?
G. & K. : Superstudio.

< Quelle est l'œuvre construite que vous préférez ?

G. & K. : Actuellement, l'Atomium à Bruxelles.

< Citez un ou plusieurs architectes que vous trouvez surfaits.
G. & K. :Ceux qui pratiquent la construction des images.

< Une œuvre artistique a-t-elle plus particulièrement influencé
votre travail ?

G. & K. : Matthew Barney, Jenny Holzer, Peter Kogler.

< Quel est le dernier livre qui vous a marqués ?
G. & K. : Mental Capitalism de George Franck.

< Qu'emmèneriez-vous sur une île déserte ?

G. & K. : Nos petites amies et une boîte à outils.

< Quelle est votre ville préférée ?
F. Gramazio : Paris.
M. Kohler : Los Angeles.

< Le métier d'architecte est-il enviable en 2008 ?

G. & K. : Bien sûr.

< Si vous n'étiez pas architectes, qu'auriez-vous aimé faire ?
G. & K. : Inventeurs.

< Que défendez-vous ?

G. & K. : La programmation numérique comme acte créatif.

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