Fabienne Bulle, de la matière à l’esprit

Rédigé par Emmanuel VICARINI
Publié le 16/12/2011

Fabienne Bulle

Article paru dans d'A n°205

Dans l'histoire d'une agence, il est des époques charnières où tout acquiert une cohérence nouvelle. Depuis le lycée de Tours en 1998 (10 millions d'euros) à la cité judiciaire du Havre livrée cette année (30 millions d'euros), force est de constater que l'activité de l'agence d'architecture de Fabienne Bulle a changé d'échelle. Son écriture architecturale en a-t-elle pour autant été modifiée ? Dessine-t-on de la même manière une maison dans son îlot, un commissariat dans son quartier ou une cité judiciaire dans sa ville ?

D'un côté, l'agence est reconnue pour son savoir-faire technique et sa maîtrise de l'ordonnance urbaine. De l'autre, l'intrusion du paysage urbain dans le bâti, comme à la cité judiciaire du Havre, renverse les perspectives en introduisant la notion d'atmosphère. Alors que faire ? À cette question, l'architecte tente une réponse sous la forme d'un vœu : « J'aspire à une architecture moins bavarde ! » Moins bavarde ? Ne serait-ce pas plutôt moins mentale et plus physique, dotée d'attributs plus visuels, plus sensoriels, plus tactiles… Après avoir défendu une certaine rigueur constructive de l'édifice, s'être imposée sur les chantiers comme la garante d'une logique unitaire, l'architecte semble trouver dans l'atmosphère paysagère le renouveau de son vocabulaire architectural.

À cinquante-huit ans et trente ans de carrière, Fabienne Bulle aura construit une trentaine de bâtiments, en association ou en nom propre. Un parcours qui la mène de Bourges à Montrouge en passant par Gentilly. Tout au long de ce parcours, une constante demeure, celle de l'enseignement ! Trente ans à l'École spéciale, cela forge des convictions : ne pas s'enfermer dans sa propre histoire, ne pas bannir ni les traces du passé, ni ses aînés. Cette éthique, autrefois cantonnée à l'École, commence à s'immiscer dans son architecture. Elle perçoit vite le point de force d'où s'élancent les points cardinaux d'un programme. Entre ces lignes, elle y déploie des patios et autres dispositifs de lumière qui innervent le bâtiment en profondeur et aménagent reflets et transparences. Elle compose ainsi un panorama inouï face au damier d'Auguste Perret au Havre, une perspective forcée à Magny face au pavillonnaire environnant ou des effets cinétiques à Montfermeil face au trajet du tramway.

Dans la mouvance de Bernard Huet, Fabienne Bulle a été formée aux études « typo-morphologiques ». La génération s'inspire des écrits de Venturi et d'Alexander. Un stage au Danemark lui fait découvrir l'architecture organique d'Alvar Aalto, qui compose avec le paysage dans des bâtiments de brique et de bois. Elle découvre surtout cette lumière si particulière des pays mêlant eau et lumière qu'elle retrouvera au Portugal, chez Álvaro Siza, ou en Australie chez Jørn Utzon.

Très vite, elle ressent les limites de l'approche « typo-morphologique ». Elle pressent que dans ce couple infernal, il manque un terme fondamental, celui de la matière. Sa rencontre avec Prip-Buus Mogens, collaborateur d'Utzon, complète sa formation et la renforce dans sa conviction : l'architecture se doit d'être avant tout un rapport à l'autre, une complexité résorbée par le chantier et surtout une édification au profit d'une réalité sociale.

Force de la matière et souci du détail… Un programme qui se rapproche de l'esprit des origines de l'École spéciale, lorsqu'on voulait enseigner le projet par le chantier. L'École porte en elle une certaine grammaire Beaux-Arts qu'elle a su, sans dogmatisme, adapter à son époque. Dans les compositions de l'agence, il y a toujours un carré de lumière, un centre panoramique et une équerre de distribution. Même dans ses projets les plus rectilignes, le point focal demeure comme dans les postes de vigie des commissariats ; ou bien le carré, qui devient balcon sur la rue, mais protégé par des doubles peaux.

La synthèse apparaît petit à petit, sans véritablement de chronologie voulue, par intuition. D'abord arrive la couleur troublant les perceptions dedans/dehors. Puis le verre, dont la transparence ou l'opalescence inverse la perception du lointain et du proche ; des accordéons vitrés, qui mélangent droite et gauche dans le même plan… Ensuite, le métal avec de la tôle brossée qui trouble le rapport entre le support et la surface ; la grille d'inox créant des motifs cinétiques moirés ; effet de couleurs, de reflets, de patine, de cinétisme… Motifs qui se prêtent aussi bien aux décalages savamment entretenus issus de son écriture architecturale – queue de billard, rotondité, équarrissage, répétitivité – qu'au hasard objectif dû à la situation de perception.


Lisez la suite de cet article dans : N° 205 - Décembre 2011

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