Boulevard Jean-Jaurès, Clichy / avenue de la Porte-de-Clichy, Paris 17ème |
En
1971, à peine arrivé à Paris, l’artiste polonais Eustache Kossakowski
(Varsovie, 1925-Paris, 2001) entreprend, en compagnie de la galeriste Anka Ptaszkowska, une série aussi rigoureuse que sidérante. Il photographie
frontalement, et systématiquement, les 159 panneaux qui marquent l’entrée dans
Paris, à 6 mètres de distance, avec le même cadrage. Il dévoile ainsi une
réalité bien loin des clichés et des mirages que les exilés comme eux étaient
venus rejoindre. |
Boulevard Jean-Jaurès à Clichy. Juste avant le passage sous le périphérique, qui à cet endroit est surélevé, un bête et moche piquet, portant trois panneaux superposés à destination des automobilistes. Noir sur blanc, le mot Paris, en cinq lettres capitales, précisément. Au-dessus, un disque signifiant une interdiction de stationnement, coiffé d’un petit panneau précisant que celui des poids lourds est réglementé. Tout cela à destination de conducteurs, et non de piétons. Du reste, le photographe est sur la chaussée, par sur le trottoir. Le panneau est au milieu du cadre. C’est un tableau perspectif, aussi soigneusement construit que celui qui occupait les artistes de la Renaissance. Dans cette vue, un autre cadre est dessiné par le pont du périphérique et son ombre : un panorama horizontal où se détachent, à contre-jour, quelques piétons, un cycliste, des automobiles sur le pavé. Et au loin, des silhouettes d’immeubles, rythmés, soignés, festonnés, ourlés quand ils sont anciens et typiquement parisiens, plats, sans consistance ni matière pour les plus hauts, ceux qui sont récents et pourraient être n’importe où. Au mur, un slogan appliqué à la bombe : « Action solidariste » signé MJR. Le Mouvement Jeune Révolution, groupe d’extrême droite qui en ces années faisait valoir (à qui, ainsi placé ?) ses liens avec l’Union des solidaristes russes, rassemblant des émigrés russes blancs. L’inscription – on ne parlait pas de tag – est datée. C’est un monde disparu, vieux de plus d’un demi-siècle, qui pourtant n’a pas changé, résiste et persiste.
EN DEHORS, EN DEÇÀ :
Six
mètres en avant du panneau. Au bord d’une limite administrative qui distingue
un en deçà d’un au-delà. Limite ici prise à contrepied : en dehors, et pas
encore en dedans. Barrant ainsi l’image, le panneau arrête, repousse presque.
Halte ! Zoll ! Paris ! Il s’adresse à tous ceux qui voudraient la franchir pour
s’aventurer vers la ville encore hors d’atteinte. Comme Eustache et Anka, qui
avaient quitté l’année 1970 Varsovie où ils animaient la galerie Foksal.
Celle-ci
réunissait tout ce que la capitale polonaise contenait alors d’avant-garde
frondeuse, tels le peintre et sculpteur Edward Krasiński (1925-2004), le
peintre Henryk Stażewski (1894-1988) ou le metteur en scène Tadeusz Kantor
(1915-1990). Tous deux étaient partis, en butte à la bureaucratie socialiste,
aux frontières et aux limites qu’elle posait dans l’espace comme dans les
comportements et les pensées. Paris, qui attirait comme un phare, n’était
peut-être finalement pas mieux. Cent cinquante-neuf fois, devant autant de
panneaux signalant autant d’entrées dans la capitale, Kossakowski adopta
obstinément le même point de vue pour autant de prises de vue toutes semblables
et toutes différentes. La lumière est toujours égale, le ciel toujours blanc
gris, ainsi qu’il convient au noir et blanc, quand même il fallut y consacrer
de nombreuses journées et de nombreux repérages. Mises ensemble, les
photographies disent un temps donné, étalonné par les modèles des voitures
omniprésentes. En ce temps-là, la lisière ourlant Paris était plus vide
qu’aujourd’hui. Elle s’est densifiée, sans que pour autant disparaisse le choc
des deux mondes que la frontière marque et crée à la fois, la matérialisant
hier par un périphérique, aujourd’hui par des constructions continues. De sorte
que 6 mètres avant Paris apparaît comme un salto arrière dans le temps, tout en
conservant la fraîcheur et la puissance d’invention d’une forme documentaire à
la fois objective, distante et critique. Elle aura marqué le travail de
nombreux auteurs. Tel le réalisateur Julien Donada, auteur en 2009 d’un « fi lm
photographié » en hommage à Eustache Kossakowski, qui reprend le titre de la
série et additionne des prises de vue plus récentes et en couleur sur le même
principe. Ou encore Benoît Fougeirol, dont l’œuvre intitulée Zus (2017)
parcourt avec la même rigueur documentaire les lisières des quartiers dits « sensibles
». C’est qu’Eustache Kossakowski, en poète et en voyant, avait ainsi mesuré que
les frontières sont partout, dans ce monde toujours plus divisé, toujours plus
obsidional.
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