Le crépuscule des tours |
Étroitement dépendants du statut de Londres comme première place financière du monde, les architectes britanniques étaient farouchement opposés à la sortie de l’Union européenne. Ils broient aujourd’hui du noir, conscients que le Brexit se traduira par une crise de la construction à Londres, voire une relocalisation des chambres de compensation à Hambourg, Paris et Dublin. La Banque d’Angleterre annonce une chute des investissements étrangers dans « la pierre », les fonds de placement ont gelé les remboursements de leurs clients paniqués, et les banquiers envisagent carrément de réduire leurs bonus. Va-t-on vers l’éclatement de la bulle immobilière et une réédition de l’affaire des subprimes de 2008 ? Les tours corporate vont-elles se transformer, ou disparaître ? Et de façon plus générale l’économie, l’urbanisme et l’architecture de Londres vont-ils se réinventer comme ils l’ont fait dans les années Thatcher-Blair ? |
La crise des prêts hypothécaires n’a pas engendré de nouveau langage architectural aux États-Unis : les suburbs sont restés fidèles au « style Sue-Ellen » de Dallas. Il en ira autrement à la City, où on pourrait assister, sinon à une éclipse de l’architecture du spectacle, au moins à une pause dans la foire d’empoigne entre starchitectes. Déclenchée il y a trente ans par le Big Bang (l'ensemble des mesures de libéralisation des marchés financiers britanniques prises en 1986, ndlr), la tour NatWest de Seifert et la Lloyd’s de Rogers, cette course en sac à l’extravagance1 s’est modelée aux plans urbain et stylistique sur le cycle économique des booms and busts : dérégulation de 1986 et extension de la City à Canary Wharf, disparition de la corbeille de la Bourse en 1991, tempête monétaire en 1998, chute de Lehmans Brothers en 2008, introduction de la fibre optique au début du siècle, retournement immobilier de 2014. Comme dans une caricature de la théorie marxiste du primat de l’infrastructure, les flux et reflux du capital ont fait de la critique d’architecture en direct. La crise de 2008 par exemple a fait avorter la tour Pinnacle : 280 mètres de haut, 120 000 m2, 1 milliard de livres. Il a changé quatre fois de sobriquet en dix ans (le « 22 », le « Sauve-qui-peut », la « Souche » et le « Mégot ») sans jamais dépasser le huitième étage, pour resurgir virtuellement en 2015, et disparaître à nouveau (temporairement ?) avec le Brexit.
City skyline : la masse contre le sens
Le Brexit aura paradoxalement popularisé le skyline de la City au moment même où il se fige. Deux semaines de temps radieux ont incité les télés du monde entier à filmer leurs « experts » en plein air, sur toile de fond de grues géantes et de gratte-ciels génériques. L’œil exercé du trader reconnaît d’emblée les falaises de verre sombre de la « Crevette » de Foster, du « 42 » de Seifert, du « Cornichon » de Foster, de la « Râpe à Fromage » de Rogers, du « Heron » de KPF, ou du « Téléphone brûlant » de Viñoly. Les gratte-ciels londoniens sont en effet connus par leur forme davantage que par leur contenu. La popularité des tours, attestée par leurs sobriquets, est inversement proportionnelle à l’investissement affectif des multipropriétaires qui ne cessent de (se) les revendre, puis de les abattre et reconstruire tous les trente ans.
Le moutonnement de ces containers à investissements brouille toute vision rationnelle de la ville. Construits à l’alignement de voies médiévales sur des regroupements colossaux de parcelles, les « bouquets » de tours masquent les orientations et occultent tout rapport au sol. L’inculture de la municipalité non élue de la City, l’avidité des zinzins (les investisseurs institutionnels), la mégalomanie des architectes et la naïveté des touristes (skyscraper spotting sur le modèle du train spotting) se conjuguent pour favoriser une architecture spectaculaire sur trame chaotique. En l’absence de grille régulière comme à Manhattan, ou de percées spectaculaires comme à Paris, le seul repère est le méandre de la Tamise entre les ponts de la Tour et de Westminster. Du plus grand port du monde ne restent que quelques amers, moins intrusifs et plus pérennes que le verre fumé de l’immobilier de bureaux : le plomb du dôme baroque de Saint Paul (Christopher Wren) ; la pierre de Portland de l’hôtel du Lord-Maire (George Dance) et de la Banque d’Angleterre (John Soane) ; la flamme dorée du monument du Grand Incendie de 1666 (encore Wren). Ajoutons-y le verre translucide les pavillons de la banque Rothschild (Rem Koolhaas) : 18 niveaux seulement, dont la feinte modestie à la Loos fait ressortir la vulgarité des voisins.
Ces bâtiments anciens (église d’état, édifices du pouvoir municipal et de la finance traditionnelle) restent bien plus représentatifs de la City que des empilements d’open spaces vingt fois plus gros et trois fois plus hauts. Les icônes du capital, financées par les oligarques et kleptocrates de Chine pop, des Détroits ou du Golfe, fonctionnent au choc des photos et au quart d’heure de gloire médiatique. Pour se convaincre qu’une architecture digne et contemporaine est encore possible à Londres, on fera un panoramique à 45 degrés sur la rive droite : en dépit de leur taille et leurs programmes flous, les nouvelles Tate (Herzog & de Meuron) et « l’Éclat de verre » (Renzo Piano) ridiculisent les gratte-ciels devenus fous des autres starchitectes de la rive gauche.
Services, servis et servants
Le Brexit ne menace pas que l’immobilier de bureaux produit à la chaîne par des agences de 500 personnes. Il est aussi appelé à transformer la structure du marché de l’habitat, peut-être la composition sociale de Londres. Le romancier cyberpunk William Gibson anticipe un lourd prix social à payer, au-delà des milliards de livres sterling prévisibles : « Londres semble être devenu le biotope de capitaux furtifs et passablement roublards : c’est là que s’installent tous ceux qui ont réussi à arnaquer totalement leur pays du tiers-monde. Et on y trouve toute une mono-industrie qui ne sert qu’à faciliter leur installation, à condition d’avoir la thune. Je ne peux m’empêcher de penser que tout ça reviendra un jour nous mordre les fesses, ou plutôt celles de nos petits-enfants3. »
La victoire du Bremain à Londres s’explique par l’âge et le niveau d’instruction des électeurs, et surtout par l’emploi. Industrie de services, la finance induit une hiérarchie aussi stricte que l’industrie manufacturière d’antan. Elle ne divise plus la société en them and us (eux et nous), mais elle a conduit les couches inférieures londoniennes (les servants) à voter au référendum pour la préservation du système de leurs supérieurs venus d’ailleurs qui ne votent pas (les servis). Elle est schématiquement reflétée par une division de l’habitat en quatre.
Au sommet du système, l’architecture ostentatoire du West End, ancienne ou contemporaine, celle des ploutocrates non résidents. Un exemple grotesque suffira, le « 1 Hyde Park » dessiné par Richard Rogers et Graham Stirk, où un deux-pièces valait 3,6 millions de livres, et un penthouse 135. Il est vrai que le régiment de cavalerie de la Maison de la Reine passe en bas deux fois par jour. Comme pour les sobriquets des tours de la City, l’adresse a été inventée par les communicants, l’adresse réelle (100 Knightsbridge, tout de même) étant insuffisamment porteuse auprès des pétroliers qataris ou kazakhs. Simple stockage de valeur comme les lingots d’or, cette typologie architecturale sera peu affectée par le Brexit. Elle ne semble pas appelée à un grand avenir.
Viennent ensuite les quelque 30 000 trois-pièces georgiens et victoriens de Kensington, Chelsea, Pimlico ou Mayfair loués 2 000 livres par semaine par des traders, raiders et autres brokers généralement célibataires et souvent non britanniques. S’ils quittent Londres par milliers pour le continent, les loyers baisseront et la bourgeoisie indigène se réinstallera peut-être dans l’héritage historique qu’elle avait précédemment aliéné.
Les cadres intermédiaires des banques et chambres de compensation qui travaillent dans les tours de la City ont été encouragés à acheter des logements dans d’autres tours, à Canary Wharf et sur l’île aux Chiens en rive gauche, à Southwark et Bermondsey en rive droite. Si les vues sur le fleuve sont époustouflantes, l’insertion urbaine (gated communities) et le style architectural (pomo tardif) le sont moins. Et qu’adviendra-t-il des emprunts hypothécaires en cas de chômage ?
Restent enfin des centaines de milliers de logements en petits immeubles ou maisons jumelées, à trois quarts d’heure de tube du centre. Ils sont occupés par le menu peuple, dont des dizaines de milliers de Polonais et de Roumains. Ce personnel de service pourrait paradoxalement profiter d’une baisse des prix ou des loyers induite par une crise dans l’industrie des services. Mais là encore, où trouver de nouveaux emplois ?
Conclusion provisoire…
Entre apocalypse et business as usual, les jeux ne sont pas faits. Mais les décideurs et urbanistes français feraient bien de se méfier du « modèle » britannique, avec ses contrats « zéro heure » et sa spécialisation dans l’immobilier et la finance, où la construction dépendait des banques et les logements des salaires versés par les banques. Voulons-nous vraiment reproduire à Paris-la Défense l’anarchie capitaliste des tours de Londres ?
1. « Recession in construction predicted after Brexit », The Architects’ Journal, Ella Braidwood, 8 juillet 2016.
2. The rat
race of extravagance, interview vidéo de Rem Koolhaas et Ellen
van Loon, The Guardian, 7 décembre 2011.
3. « We
always think of ourselves as the cream of creation », interview
de William Gibson, par Ned Beauman, The Guardian,
16 novembre 2014. Voir aussi « Londongrad: from Russia
with cash », 2010, sur le blanchiment dans l’immobilier de
l’argent sale russe.
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N° 247 - Septembre 2016
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