La matérialité de l'architecture |
La matérialité de l’architecture, Un essai d’Antoine Picon |
Qu’est-ce que l’architecture sinon la tentative nécessairement inaboutie de faire parler la matière ? Dans son nouvel essai publié aux éditions Parenthèses, l’ingénieur, architecte et historien Antoine Picon complète et ouvre la réflexion initiée dans deux de ses ouvrages précédents consacrés à l’ornement et à la culture numérique. Ne nous y trompons pas, la notion de matérialité ne désigne ici ni les matériaux eux-mêmes, ni la technique de leur mise en œuvre, mais plutôt la relation que l’Homme entretient avec l’idée même de matière. Cette relation n’est pas immuable. Relevant tout autant de la construction anthropologique que culturelle, elle constitue « la ligne de partage, changeant selon les époques et les sociétés entre les phénomènes et les objets muets et ce qui est susceptible de se dire ou de s’écrire ». Sur cette ligne de crête mouvante, « entre les mots et les choses », l’architecture s’attacherait, depuis la Renaissance, à dire et à exprimer ce qui par définition ne saurait parler sans elle. Prise dans les représentations de son temps, dans lesquelles elle s’inscrit nécessairement, notre discipline se consacre néanmoins à les explorer : tantôt en mettant en ordre la matière et en luttant contre son opiniâtreté, tantôt en cherchant à la rendre expressive au moyen de l’ornement. Ces prolégomènes posés, Antoine Picon suit une piste déjà ouverte depuis plusieurs décennies par les historiens (et en particulier François Hartog) lorsqu’ils désignent par « régime d’historicité » la relation qu’entretient une époque donnée avec l’expérience du Temps. Au prisme de leurs « régimes de matérialité », il propose donc ensuite une relecture de l’histoire de l’architecture occidentale du point de vue de la matérialité, c’est-à -dire en regardant comment elle désigne, ordonne et caractérise la matière, tout en fournissant le cadre qui organise la relation de l’homme au monde matériel. Il montre notamment comment, après la mesure et les proportions de la Renaissance, le calcul s’est imposé à partir du XVIIIe siècle, ouvrant une conception analytique des matériaux. Focalisé sur leurs propriétés mécaniques et conduisant à l’idée que chacun recèlerait une vérité intrinsèque préexistant à sa mise en œuvre, ce régime de matérialité a fait émerger l’idée de l’architecture comme expression d’une « vérité constructive ». À l’inverse, l’architecture moderne, pourtant contemporaine de la révolution mécaniste et d’une acception des matériaux – et en particulier du béton – du point de vue de leurs performances, resterait selon Antoine Picon très ambiguë dans son rapport à la matérialité, et surtout à la Nature, avec laquelle elle cherche à la fois à rompre et à renouer. Consacré à l’architecture et à la matérialité à l’ère numérique, le dernier chapitre reste peut-être le plus stimulant. Tout en inscrivant le paramétrisme dans une histoire longue du calcul initiée depuis le XVIIIe siècle, l’auteur insiste sur le changement des modalités qui régissent notre rapport à la matière. Si la calculabilité des phénomènes ne signifie pas pour autant leur prévisibilité, il n’empêche que la distinction entre des processus (naturels) et des mécanismes (artificiels) est de moins en moins claire. Nous sommes devenus en quelques décennies seulement des individus multiconnectés et sensibilisés aux questions environnementales et notre ancienne relation « conflictuelle » à la matière laisse progressivement place à l’idée d’un rapport collaboratif, relevant de la connivence plutôt que de maîtrise. En cherchant à « mobiliser les capacités d’auto-organisation de la matière », les avant-gardes numériques ne jouentelles pas avec les frontières du vivant et du nonvivant, tout en renouant avec des préoccupations architecturales plus anciennes d’animation de l’inorganique ? Construit dans une forme de va-et-vient entre analyse des mutations profondes qui ont affecté notre rapport au monde matériel et réflexions sur l’insistance de l’architecture à tenter de le « dévoiler » ou à l’« exprimer », cet essai construit une autre théorie, à la fois exigeante et stimulante, qui consacre l’architecture comme le lieu privilégié depuis lequel réfléchir, sans pour autant jamais l’abolir en entier, la distance entre l’esprit et les choses.
L’architecture, entre pratique et
connaissance scientifique , sous la direction de Jean-Louis Cohen
Entre
pratique et connaissance scientifique, l’architecture a désormais une chaire au
Collège France, confiée depuis 2013 à l’historien JeanLouis Cohen et consacrée
cette année à la relation entretenue par Le Corbusier avec le paysage « à l’âge
de la machine ». Dans ce prestigieux cadre, Jean-Louis Cohen avait organisé en
2015 une journée consacrée à un état des lieux sur la recherche en
architecture, dont les actes viennent enfin de paraître aux Éditions du
patrimoine. Les deux chapitres signés par JeanLouis Cohen et Jean-Pierre Chupin
y dressent notamment, chacun à sa façon, le panorama des travaux d’histoire et
de théorie. Qu’est-ce que la théorie et à quoi sert-elle ? Aux lecteurs et
étudiants égarés, Chupin fournit un utile compas de navigation sous la forme
d’un vaste diagramme qui répartit les ouvrages en distinguant la théorie «
comme récit », « comme projet » prescriptif ou réflexif ou « comme démonstration
» scientifique. Parmi les autres contributions, celles de Franz Graf et Paola
Viganò insistent sur l’interrelation étroite entre recherche et projet,
notablement dans les domaines de la restauration patrimoniale ou de
l’urbanisme. La conclusion de l’ouvrage est justement laissée à Antoine Picon,
qui revient sur l’éternelle question de la recherche par le projet. Réaffirmant
la définition de l’architecture « comme ordonnancement de la matière et comme
construction du sujet » irréductible aux autres champs du savoir et de la
pratique, et anticipant sur certains passages de son essai sur la matérialité,
il invoque une recherche qui se situerait « au-delà et en même temps au cœur de
l’architecture », à la fois appuyée sur le langage et donc sur une réflexion ou
une démonstration écrite, mais dont certains des arguments relèveraient du
projet. La question fondamentale du projet, selon Antoine Picon, « est celle du
sens, un sens qui préexiste au langage et qui réside dans la manière de
disposer un espace pour qu’il devienne véritablement habitable. Si l’on adopte
cette perspective, la tension fondatrice de la recherche par le projet
consiste, à la manière de l’architecture, à se mouvoir avec agilité sur cette
crête où les mots et les choses qui leur résistent se font face, s’affrontent,
pour finalement se confronter mutuellement ». Pour cela, la recherche en
architecture aurait besoin de s’appuyer sur le langage en même temps que sur un
regard et sur des méthodes qui lui sont irréductibles.
Dum Dum, Lukasz Wojciechowski, éditions çà & là 21 x 15 cm, 272 p., 25 euros [...] |
La couleur des choses, Martin Panchaud, Éditions çà et là , 17 x 23 cm, 236 p., 24 euros [...] |
Que notre joie demeure, Kevin Lambert, éditions Le Nouvel Attila20 x 14 cm, 368 p., 19,50 euros. [...] |
Tentatives périlleuses, Treize tragédies architecturales, Charlotte van den Broeck, Héloïse d’… [...] |
La Grande révolution domestique, Dolores Hayden, Éditions B4214 x 22 cm, 376 p., 29 euros. [...] |
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