Incendie monstre de l’usine de styrène et de polystyrène de Monsanto à Texas City en 1947. |
Épisode 8/10 : Chronique d'avant la fin du monde L’épisode
précédent a laissé l’isolation aux mains de Dow Chemical et d’autres géants de
la chimie. Aux logiques dominantes d’incorporation architecturale des années
1930 et de la Reconstruction se substitue l’extension du domaine du revêtement,
de l’emballage et du jetable : avec l’apport déterminant de l’industrie de
guerre, l’isolation se livre sans retenue à la société de consommation. |
Si l’on
réduit souvent l’architecture de ces années à sa thermique dispendieuse, elle
est tout autant celle de l’essor vertigineux de ces isolants synthétiques qui,
aujourd’hui promus vecteurs incontournables de la « transition énergétique »,
ne trouvent à l’époque pas toujours grâce aux yeux des premiers mouvements
écologistes et de la contre-culture.
En France, la
plupart de ces nouveaux produits sont d’abord importés. Les mousses de
polyuréthane sont ainsi un polymère découvert en 1937 par Bayer, créateur
également, entre autres, du polycarbonate en 1953. À la Libération, suite au
démantèlement du conglomérat IG Farben, auquel le IIIe Reich devait tant1 et
auquel appartenait Bayer, les industries anglo-saxonnes ont un temps la
mainmise sur ces mousses. L’américain Allied Chemical les commercialisera en
France sous les noms de marque Plaskon et Ofaci, tout comme le britannique
Imperial Chemical Industries, avec ses marques Daltolac pour le polyester et
Suprasec pour l’isocyanate. Quant au polystyrène – découvert vers 1930 par un
autre vétéran d’IG Farben, BASF, suivi par l’américain Dow Chemical en 1937 –,
les mousses en sont développées dans l’immédiat après-guerre aux États-Unis.
Ainsi que, juste retour de choses, en Allemagne de l’Ouest, lorsque s’engage le
miracle du relèvement de son économie et de son industrie. Produit phare
élaboré en 1951 par BASF, le Styropor est par exemple fourni aux industriels
français sous forme granulaire, à charge pour eux de l’expanser pour donner des
matériaux isolants aux configurations et usages très variés : Isocolor,
Frigolit, Sipror, Porexpan, Marcotal, Stisol, Polystil, etc. L’industrie
française se rendra progressivement capable de produire elle-même ses granulés
expansibles au cours des années 1960. Le Styropor et ses cousins ou dérivés
tirent avantage de leur extrême légèreté. Ils s’imposent d’abord comme le plus
économique des matériaux d’emballage pour les transports par terre, mer ou
avion. Résistants, jetables, supposés neutres et donc hygiéniques, ces
emballages sont par exemple directement intégrés dans le processus de
conditionnement des poissons dès le pont et les cales des navires de pêche.
Rapidement, les compagnies historiques de verrerie, déjà ouvertes à l’isolation
via la fibre de verre, se rapprochent de la recherche sur les polymères. Dès
1953, Boussois coproduit en France et commercialise le polystyrène « Lustrex »
de l’américain Monsanto2, notamment sous forme de carreaux de revêtement
intérieur.
« Rapidement,
les compagnies historiques de verrerie, déjà ouvertes à l’isolation via la
fibre de verre, se rapprochent de la recherche sur les polymères. »
« Il n’y
aura bientôt plus un domaine du bâtiment qui ne soit investi, acculturé et in
fine vampirisé par l’industrie chimique. »
Il ne s’agit pas
seulement pour ces fabricants d’enrichir une panoplie déjà très fournie : la
chimie de synthèse s’insinue dans l’ensemble de leurs productions, y compris
les plus traditionnelles. Par exemple, les laines isolantes d’Isover
Saint-Gobain sont révolutionnées par les résines synthétiques d’imprégnation
qui en améliorent la pose, la tenue et les performances. Naguère minérales, ces
laines sont désormais hybrides. Tout comme pour le textile, l’alimentation, la
décoration ou le jouet, il n’y aura bientôt plus un domaine du bâtiment qui ne
soit investi, acculturé et in fine vampirisé par l’industrie chimique. Film
connu : ce scénario du bernard-l’hermite a déjà été déroulé avec le Formica,
initialement isolant électrique issu en 1913 du mariage des résines plastiques
et du papier, qui se substitue in fine tout autant au mica (d’où son nom
littéral en forme de programme : « for mica ») qu’au bois lui-même, envahissant
les domaines de l’électricité, puis dans l’entre-deux-guerres de l’ameublement
et de l’agencement. Cette contamination des modèles économiques et productifs
sera lourde de conséquences pour l’architecture, entraînant la modification
fondamentale de la matérialité et de la physique des bâtiments. L’Allemagne de
l’Ouest, qui dispose d’une culture ancienne du revêtement voire du « vêtement »
architectural, théorisée par un Gottfried Semper et illustrée par des
savoir-faire avancés en matière d’enduits minéraux et organiques, met à profit
sa position pionnière dans le domaine des polymères et de l’emballage
alimentaire. Elle détourne presque aussitôt ses produits pour habiller les
bâtiments eux-mêmes, qui, telles des denrées périssables, se trouvent emballés
au sens propre. Ailleurs, l’invasion des isolants synthétiques s’opère plus
progressivement, notamment en doublage intérieur. Elle accompagne le processus
en cours d’allégement des constructions et de perte d’inertie du bâti. Dans les
deux cas, le bâti, dont ces enveloppes imperméables à la vapeur d’eau
compromettent l’équilibre hygrométrique, est privé de sa respiration et ne peut
bientôt plus se passer du secours artificiel d’une ventilation mécanique dite «
contrôlée ». Est enclenché un cercle vicieux, dans lequel la surtechnologie
s’autonourrit, et dans lequel on confie aux industriels le soin de répondre aux
problèmes qu’ils ont eux-mêmes suscités. Le phénomène est encore accentué par
les logiques d’obsolescence désormais consubstantielles à leur production : en 1932,
dans une Amérique marquée par le fordisme, un conseiller du président Hoover
est allé jusqu’à imaginer, pour faire tourner l’industrie nationale et la
sortir de la Grande Dépression, une date fiscale de péremption des objets et
des bâtiments, en théorisant la « Planned Obsolescence3 »! Au-delà de
l’isolation, l’architecture dans son entier pénètre, parfois joyeusement, dans
l’ère du jetable. En 1957, les architectes Marvin Goody et Richard Hamilton
dessinent la « Monsanto House of the Future », attraction légendaire du
Tomorrowland du parc Disneyland, ouvert deux ans auparavant. Cette maison
intégralement en plastique, dotée entre autres merveilles d’un proto-four Ã
microondes, était supposée annoncer l’habitation type de 1986. De fait, le
logement des années 1980 débordera de plastique, avec ses fenêtres et volets
roulants en PVC, ses sols souples en lés ou en dalles, ses doublages en
polystyrène, ses béquilles de porte en vinyle. Mais, au lieu de courbes
futuristes, son enveloppe arborera des atours tantôt post-, tantôt
néo-modernes, signe qu’en guise de « retour à l’histoire », c’est plutôt
Disneyland, Monsanto et consorts qui ont gagné : dans le théâtre de leur guerre
commerciale, l’architecture, ancien art de la permanence et de la
transformation, est devenue un décor interchangeable, un produit, voire même un
objet de consommation. Une fois n’est pas coutume, dès 1956, la France pré-
cède l’Amérique, en présentant au Salon des Arts ménagers la première maison
tout en plastique, commande du magazine Elle et des puissants Charbonnages de
France. Dotée d’un « chauffage automatifié » et mobile au charbon, cette maison
avait été pensée par ses auteurs4 comme un catalogue des « Douze plastiques ».
La toute nouvelle revue Isolation se montre évidemment enthousiaste et tente
dans son deuxième numéro de rassurer les sceptiques – l’Hiver 54, son froid
polaire et la barbe de l’Abbé Pierre ne sont pas loin – : « Les qualités
d’isolation thermiques semblent voisines de celles des meilleurs matériaux
traditionnels. » Roland Barthes ne s’y trompe pas, qui saisit l’occasion pour
rédiger « Le plastique », une de ses Mythologies publiées l’année suivante.
Ironisant sur « ses noms de berger grec (Polystyrène, Phénoplaste, Polyvinyle,
Polyéthylène) », le futur sémiologue dit voir dans ce matériau «
essentiellement une substance alchimique ». Il ajoute, visionnaire : « Le
plastique est tout entier englouti dans son usage : Ã la limite, on inventera
des objets pour le plaisir d’en user. La hiérarchie des substances est abolie,
une seule les remplacera toutes : le monde entier peut être plastifié, et la
vie elle-même (…). » Si une telle inversion des fins et des moyens a pu advenir,
c’est que, comme le rappelle Isolation, « l’industrie des matières plastiques a
connu au cours des trente dernières années une expansion absolument prodigieuse
à laquelle peut seule être comparée l’évolution extraordinaire des techniques
nucléaires5 ». Et de fait, électricité nucléaire et isolants synthétiques
justifieront quasi de pair des décennies de choix énergétiques et industriels
hexagonaux. Cette politique est engagée dès le premier plan quinquennal
d’investissement en faveur de l’atome (1952-1957), qui aboutit aux
installations militaroindustrielles de Marcoule et Cadarache. Les exemples
donnés par Jean-Louis Cohen dans son magistral Architecture en uniforme ne se
résument ainsi pas aux architectes en uniforme, ni même aux découvertes et « progrès
» réalisés dans les circonstances extrêmes de l’effort de guerre ou de sa
préparation, mais bien à une pression constante de l’industrie qui ambitionne
un contrôle toujours plus grand et permanent de la distribution de ses
produits, par la norme, la commande publique et, même, au besoin, la guerre.
Outre la multiplication des risques ou accidents industriels6 , et le constat
émergeant des pollutions qui finissent par composer un « empoisonnement
universel » des terres, de l’eau, de l’air et de nos organismes7 , les
premières critiques du développement de l’isolation synthétique participent de
la contestation morale et politique globale, aboutissant aux événements de mai
1968 et aux réflexions du Club de Rome. Réuni pour la première fois en avril 1968
avant d’interpeller le monde en 1972 avec un rapport intitulé « The Limits to
Growth », celui-ci avait assez précisément anticipé les diffi- cultés
énergétiques et climatiques avec lesquelles nous nous débattons. Sur un autre
mode que les scientifiques, les politiques ou les architectes, un des meilleurs
témoins est le dessinateur Jean-Marc Reiser. Acteur de l’émergence d’une
contestation active de nos logiques énergétiques, il livre en effet dès le
début des années 1960 des planches sur le sujet. En janvier 1971, il quitte le
champ de l’évocation générale pour se pencher sur l’actualité directe – fait
assez rare dans son œuvre –, résumée à la une de Charlie Hebdo par le
truchement d’un retentissant : « Zob ! ». Cet autre efficace et irrévocable «
petit vocable de trois lettres » est employé au plus près de son étymologie
arabo-maghrébine, puisque convoqué dans la bouche d’un algérien hilare, doublé
d’un bras d’honneur, alors que s’esquisse le mouvement de nationalisation du
pétrole algérien, au détriment de raffineries majoritairement françaises.
Reiser demeure par la suite un observateur attentif des tensions géopolitiques
qui engagent en 1973 le premier choc pétrolier, consécutif à l’embargo de
l’Opep dans le contexte de la guerre du Kippour. Il constate que, loin d’ouvrir
à quelque alternative crédible, cette nouvelle situation ne contribue au
contraire qu’à enfoncer la France « dans la merde pétrolière et nucléaire
jusqu’au cou8 ». En réponse, il se fait le chantre d’une « énergie libre »
profondément libertaire. Avec notamment sa « Chronique de l’énergie solaire »,
entamée à partir du numéro 1 de La Gueule ouverte – « le journal qui annonce la
fin du monde », né en novembre 1972 sous la houlette de la bande de Hara-Kiri
et de Charlie –, il construit un feuilleton à épisodes traitant le plus souvent
du soleil, en lequel il voit une source illimitée et gratuite d’énergie, mais
pas seulement. Fait significatif : parmi ses centaines de dessins sur
l’énergie, l’écologie et l’architecture, et ses propositions hilarantes de «
bricolages ignobles », aucun ne traite de l’isolation. Elle n’est ni la
question ni la solution : la révolution du quotidien qu’il appelle de ses vœux
à coups d’excès cathartiques tient avant tout à la non-dépendance à EDF et au
nucléaire, par la simplicité volontaire, la sobriété énergé- tique,
l’ingéniosité, le réemploi et le recours individuel aux énergies renouvelables.
Dans le prochain épisode, l’on suivra les lectures et les pas de jeunes
idéalistes, parfois architectes, vers la campagne française ou le
Nouveau-Mexique, puis leur retour contrarié, sous les auspices de l’éphé- mère
politique de relance par la consommation du président Mitterrand et du plus
durable tournant de la rigueur de 1983.
Prochain épisode
: Isoler dans un monde « conservateurlibéral-socialiste ».
1. Il existe une
porosité complète entre l’appareil nazi et IG Farben, de loin la plus grande
entreprise chimique de la planète, très directement liée à l’organisation de
l’holocauste et à ses techniques de mort.
2. Fondée en
1901, Monsanto est initialement spécialisée dans la chimie. Rapidement, elle
touche également à la pharmacie, au nucléaire, et bientôt aux biotechnologies.
« L’entreprise la plus haïe de la planète » est indissociable de nombre de
scandales sanitaires du siècle, avec entre autres : avant-guerre, les PCB (dont
le pyralène) et la dioxine; pendant la guerre, l’uranium militaire américain;
aprèsguerre, l’agent orange (produit avec Dow Chemical et déversé massivement
sur le Vietnam), puis le Roundup dans les années 1970 et, enfin, jusqu’Ã
aujourd’hui, les OGM.
3. Bernard
London, L’Obsolescence planifiée, éditions B2, 2013 [« Ending the Depression
through Planned Obsolescence », 1932].
4. Outre
l’ingénieur Yves Magnant, l’architecte Ionel Schein et le designer Alain
Richard, pionnier du mobilier en plastique, l’on retrouve deux protagonistes de
notre feuilleton : le préfabricant Raymond Camus et l’architecte René Coulon,
zélateur de l’isolation par le verre.
5. P.
Chrissement, « Les isolants synthétiques cellulaires », Isolation, n° 23,
mars-avril 1960.
6. Citons, parmi
beaucoup d’autres, dès 1947, la catastrophe de Texas City, avec l’explosion du
navire français SS Grandcamp et l’incendie collatéral de l’usine de styrène et
de polystyrène de Monsanto. Près de 600 morts reconnus, plus de 3 000 blessés.
7. Cf. l’enquête
effrayante de Fabrice Nicolino, Un empoisonnement universel : comment les
produits chimiques ont envahi la planète, éditions Les liens qui libèrent,
2014.
8. La Gueule
ouverte, n° 18, avril 1974.
« Est
enclenché un cercle vicieux, dans lequel la sur-technologie s’autonourrit, et
dans lequel on confie aux industriels le soin de répondre aux problèmes qu’ils
ont eux-mêmes suscités. »
« Parmi les
centaines de dessins de Reiser sur l’énergie, l’écologie et l’architecture,
aucun ne traite de l’isolation. Elle n’est ni la question ni la solution. »
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